Marianne, 25 janvier 1933
Marianne, 25 janvier 1933
Dans un article des « Nouvelles littéraires », du 31 décembre, fort courtois et bienveillant, M. Paul Landormy me dispute amicalement sur une idée que, dans mon roman Sybilla, je mets dans la bouche d’un vieux maniaque de province. Je fais exprimer à ce brave toqué le désir que les éditeurs nous donnent des disques incomplets, permettant à l’exécutant isolé de « jouer à quatre mains » avec un partenaire illustre...et absent ; ou bien encore d’accompagner, au violon, au piano, à tel instrument que vous voudrez, tel virtuose de leur choix, Mme Croiza, Kreissler, Thibault, Cazais, Moyse etc...
(Pour le dire en passant, le chapitre de Sybilla où cette suggestion se trouve développée, a paru, dans « La nouvelle revue française », au mois de mai dernier. Par une coïncidence où je ne veux voir qu’une rencontre, M.Vuillermoz a présenté, au cours d’une conférence publique faite à Paris, au mois de novembre dernier, trois « disques incomplets », édités par « Columbia », à titre d’essai. Je n’ai jamais songé à prendre brevet de cette idée ; elle doit sans doute traîner depuis longtemps, depuis que le phono a commencé d’être ; elle fait partie de ces inventions qui ont besoin d’être réinventées dix fois avant de prendre corps. La coïncidence n’en a pas moins semblé curieuse à plus d’un, qui me l’ont dit, et en ont fait quelque bruit).
M. Landormy objecte à l’idée que je fais soutenir par mon personnage, que « la liaison des parties, dans un ensemble, est toujours faite de concessions réciproques, d’imperceptibles compromis...Le phono a une rigueur qui comporte des pressés, des ralentis, fixés à jamais, implacablement. Bel exercice, de conserver l’équilibre dans ce cheminement avec un tel compagnon, mais combien mal commode et, en somme, peu agréable ! »
Je ne prétends pas que la chose soit agréable ni commode. Mais il est bien plus désagréable (et incommode), pour un bon musicien exilé à Fort Lamy, au Groenland, ou à La Châtre, de ne pouvoir faire de musique du tout, faute de partenaire.
Poursuivons la citation : « Emile Vuillermoz nous citait récemment un ingénieux violoniste qui donnait des exécutions pour violon et orchestre, l’orchestre réalisé par un pick-up dissimulé. « Voilà un gaillard », me disait un pianiste, qu a dû rudement travailler pour réaliser ce tour là ! Du reste, M. Landormy reconnait que, au cours de la conférence mentionnée ci-dessus, Mme Ninon Valin s’est tirée à merveille de l’épreuve. Elle a impeccablement suivi son inflexible accompagnateur. Jean Richard Bloch a du être enchanté de cette expérience. »
Je n’en demande pas davantage. Mon aimable contradicteur me concède tout ce que je souhaitais. L’actif et intelligent directeur de « Columbia » M. Jean Bérard, m’a annoncé que la maison poursuivrait sa tentative. De beaux jours vont luire pour le musicien isolé, en province, sur mer ou en colonies. Nous les devons une fois de plus -mon cher Duhamel, voile-toi la face- au phono. Mais, (grand progrès !), de passive, l’attitude de l’auteur pourra, si l’on me permet cette métaphore, devenir active.
JEAN RICHARD BLOCH