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WOLFGANG ASHOLT, Dans l’engrenage d’un engagement : Jean-Richard Bloch et la guerre civile espagnole

Article en hommage à Tivadar Gorilovics paru dans : À la croisée de deux cultures. Études en mémoire de Tivadar Gorilovics (1933 - 2014), Debrecen 2016 (Studia Romanica, Series Literaria, Fasc. XXVII), Franciska Skutta / Gabriella Tegyey (éds.).

Article mis en ligne le 5 janvier 2017
dernière modification le 25 juin 2019

par Rachel Mazuy

Article en hommage à Tivadar Gorilovics paru dans : À la croisée de deux cultures. Études en mémoire de Tivadar Gorilovics (1933 - 2014), Debrecen 2016 (Studia Romanica, Series Literaria, Fasc. XXVII), Franciska Skutta / Gabriella Tegyey (éds.).

WOLFGANG ASHOLT
Dans l’engrenage d’un engagement :
Jean-Richard Bloch et la guerre civile espagnole

Il y a bientôt vingt ans, paraissait la traduction espagnole de Espagne, Espagne !, mise sous presse soixante ans plus tôt aux Éditions sociales internationales [1]. Ce volume, traduit et dirigé par Carme Figuerola [2], est complété par une partie d’études critiques intitulée « Un intelectual en el siglo » et inclut une contribution de Tivadar Gorilovics : « Entre los engranajes de un compromiso (Jean-Richard Bloch en la dirección de Ce Soir) ». Cet article est publié l’année suivante dans une contribution à La Revue d’Études Française de Budapest, intitulée Dans l’engrenage d’un engagement [3], titre que j’ai donné à mon étude, en mémoire de Tivadar Gorilovics. Pour Tivadar Gorilovics, l’implication de Bloch dans la guerre civile en Espagne est considérée à juste titre comme une propédeutique à l’engagement journalistique et éditorial de Bloch, qu’il interprète comme un « engrenage ». Au sujet de l’engagement de Jean-Richard Bloch, Tivadar Gorilovics émet le constat suivant : « Son évolution, depuis 1934, est irréversible ; ce n’est plus le même homme qui, dans Destin du siècle soutenait encore : “Mon métier n’est pas de tirer des conclusions. [...] Je ne suis pas un homme politique. [...] Et je n’adresse pas mon discours aux hommes politiques”. » Destin du siècle est publié en 1931, et l’année suivante, Jean-Richard Bloch publie sa dernière œuvre romanesque, Sybilla, dont le succès mitigé a certainement influencé le cours de sa carrière [4]. Il convient ici de remarquer que les sources de son engagement transcendent ses propres ambitions personnelles. Le contexte historique avait changé. L’arrivée au pouvoir des nazis en Allemagne mettait en péril l’édifice culturel européen, du moins, tel que l’avait imaginé Jean-Richard Bloch à la fin des années 1920 [5]. Tivadar Gorilovics signale avec raison le tournant pris par l’auteur au cours de l’année 1934. En 1933, de façon quasiment prémonitoire, Bloch publie chez Rieder un volume d’articles-commentaires parus dans la revue Europe, sous le titre significatif : Offrande à la politique. Troisièmes essais pour mieux comprendre mon temps. En 1930, il avait déjà donné un titre semblable au recueil Offrande à la musique (Gallimard) tandis qu’en 1931 paraissait Destin du siècle. Seconds essais pour mieux comprendre mon temps (Rieder), vaste réflexion sur la crise de l’esprit au milieu de l’entre deux guerres.

Sa série d’écrits dédiés à l’analyse de son époque s’achèvera avec Naissance d’une culture. Quatrième essai pour mieux comprendre mon temps (Rieder). J’y reviendrai. Les années 1933 et 1934 marquent donc une nouvelle forme d’engagement de sa part, plus politique, moins littéraire. Jean-Richard Bloch participe en 1933 à la fondation du « Front commun contre le fascisme, contre la guerre et pour la justice sociale » de Gaston Bergery et en 1934 à celle du « Comité de vigilance des intellectuels antifascistes ».

Quand il est invité au premier « Congrès des écrivains soviétiques » avec, entre autres, Aragon et Malraux, tous les éléments sont en place pour que son engagement prenne une forme explicite ou, comme le note très justement Tivadar Gorilovics, c’est du moins à cette époque qu’il revête un caractère « irréversible ».

Lors d’un séjour de cinq mois en Union soviétique – où il est convié après la clôture du congrès – il se « convertit » en quelque sorte au communisme soviétique (stalinisme inclus), même s’il n’adhère pas encore officiellement au PCF [6]. Au cours de l’année 1935, la nature de ses activités confirment cet engagement : dans un brouillon de lettre à son ami Roger Martin du Gard que cite Tivadar Gorilovics [7], il mentionne des « campagnes de meetings de propagande » après « [s]on retour d’URSS » et, à Paris, il prend une part active à l’« Association des écrivains et artistes révolutionnaires » et au « Congrès international pour la Défense de la Culture » où il assume des responsabilités importantes. En 1936, il s’engage aussi dans le « Comité mondial contre la guerre et le fascisme » qu’Henri Barbusse et Romain Rolland viennent de fonder et salue la victoire du Front populaire lors des élections en avril/mai 1936.

La « découverte » de l’Espagne
C’est dans le contexte de ces engagements, en juin 1936, que Jean-Richard Bloch fait un premier voyage en Espagne, où les partis du Frente Popular avaient gagné les élections dès février, la même année, afin d’y donner une conférence de soutien (avec la Pasionaria) et une conférence à l’Ateneo (sous le titre « Culture et révolution »). Il n’est guère étonnant de trouver une nouvelle trace de son militantisme lors de son départ pour l’Espagne à l’annonce du Pronunciamento de l’armée organisé par Franco et soutenu par le mouvement fasciste de la Phalange de José Antonio Primo de Rivera. Des émeutes éclatent les 17 (au Maroc) et les 18 et 19 juillet en Espagne. Ce n’est que huit jours plus tard, le 24 juillet 1936, que Jean-Richard Bloch, accompagné de Jean Cassou et d’André Viollis, entreprend un voyage de reportage et de solidarité dans une Espagne où, malgré le soulèvement populaire, la menace d’une victoire de la droite réactionnaire et du fascisme semble imminente.
Espagne, Espagne ! est le premier livre d’engagement politique de Jean Richard Bloch. Comme les « essais pour mieux comprendre mon temps », il se compose d’articles publiés dans des revues et des journaux, mais cette fois, ils sont précédés du récit de voyage inédit des journées passées en Espagne. La première partie de ce livre conserve encore un caractère littéraire et constitue une littérature de « circonstances » comme le sera bientôt celle de la résistance. Jean-Richard Bloch s’efforce de faire renaître sous sa plume l’atmosphère troublée de cette période. Il s’emploie à décrire minutieusement6 un certain nombre de scènes de rue, révélant l’aspect quasi-carnavalesque des comportements et des décors. Des travestissements vestimentaires des anarchistes de Barcelone aux scènes émouvantes de Madrid, une idée-force s’impose : « C’est le peuple le plus grave, le plus résolu qui soit au monde. » (Bloch, 2014 : p. 87)

Un récit de voyage et un témoignage engagés
1. La structure du livre
Ce récit de voyage commence avec un premier chapitre consacré à « Barcelone » (p. 35–58), il se poursuit avec un deuxième, « Sur la route » (p. 59–61) vers Valence, suivi d’un troisième qui se situe dans cette ville (« Valence », p. 63 77), un quatrième, de nouveau intitulé « Sur la route » (p. 79–86), cette fois vers Madrid, et un cinquième, consacré à la capitale de la République espagnole (p. 87–101). S’ouvrant sur un prologue-introduction (p. 29–32) qui se situe encore chez l’écrivain à Poitiers, cette partie narrative s’achemine progressivement vers le chapitre final. Les quatre composantes de la « Deuxième Partie » évoquent « Le martyre de l’Espagne mois par mois », et correspondent aux quatre livraisons mensuelles de « Commentaires » dans Europe, publiées le quinzième jour des mois d’août, de septembre, d’octobre et de novembre [8]. Ces articles suivent, à partir de la France, l’évolution de la situation espagnole à une fréquence mensuelle et prennent un ton exclusivement politique. Cette remarque s’applique également aux deux articles « retrouvés » par Michel Moncade que j’ai publiés grâce à Philippe Niogret dans le no 15 des Cahiers Jean-Richard Bloch [9], et qui ont été ajoutés a posteriori à l’édition augmentée de Espagne, Espagne ! en 2014. L’un de ces articles a été publié dans Europe le 15 février 1937 sous le titre « Juin 1936, Février 1937 » [10], mais celui prévu par Jean-Richard Bloch comme « Chapitre V de la 2e Partie d’Espagne,Espagne » n’a, lui, jamais été publié de son vivant [11]. La « Troisième Partie » est composée de quatre articles qui ont été publiés en août et en octobre 1936 dans des journaux : « Empêchons le suicide de la France » (Vendredi, 14 août), « Madrid est aujourd’hui le chemin de Paris » (Avant-garde, 15 août), « Frente crapular » (L’Humanité, 25 octobre) et « Il faut prévenir les massacres de Madrid » (L’Œuvre, 23 octobre). Trois de ces articles ciblent clairement le contexte espagnol, seul le quatrième se donne essentiellement pour objectif d’analyser l’attitude française.

En quoi ce livre – que l’auteur qualifie, dans son « Avant-propos » du 10 octobre 1936, d’ouvrage « [...] né des circonstances [...] [et] fait de témoignages » (p. 27) – représente-t-il une étape de « l’engrenage d’un engagement » et de quelle manière représente-t-il un témoignage de sa « conversion » ? C’est à cette double question que j’essayerai de répondre grâce à l’analyse de quelques exemples. Les trois parties donnent des réponses variées à ces questions mais elles ressemblent à des variations musicales sur le même sujet.

Jean-Richard Bloch fait partie des premiers écrivains et intellectuels étranger qui vont en Espagne pour manifester leur solidarité et pour informer l’opinion publique de leur pays. Ce sont surtout les quatre (ou les six) chapitres de la « Deuxième Partie », évoquant « Le martyre de l’Espagne vu de mois en mois » qui font le mieux ressortir l’impératif d’informer le public français sur la réalité espagnole.
Et comme la qualification de « martyre » l’exprime clairement, il ne s’agit pas seulement pour l’écrivain de mener une guerre politique, mais aussi bien de livrer un combat idéologique dont il se fait (presque) l’apôtre à travers sa mission quasi-religieuse de témoignage.

2. L’Espagne expliquée au public français

Le chapitre daté du 23 juillet dresse un bilan de la situation après un mois de guerre civile. Ce dernier est mis en scène à travers la recherche nocturne d’informations sur les ondes radiophoniques : « La Sans-Fil interrogée [...] comme un oracle antique, vient de livrer les nouvelles [...] » (p. 105). En passant d’une station à l’autre, il expose tout d’abord l’état des choses en Espagne. S’ensuit l’analyse du point de vue français sur la situation en Europe (Allemagne, Angleterre, Italie), intégrant divers stéréotypes sur son voisin hispanique. C’est à la fin de ce chapitre que l’auteur formule clairement un message idéologique : il prône la naissance d’une « Union des républiques espagnoles ouvrières et paysannes » qui toutefois « sera beaucoup plus spécifiquement et essentiellement espagnole que la monarchie des Bourbons et le capitalisme international » (p. 115). Et cette naissance est indispensable à une autre naissance, aux connotations religieuses explicites : celle de « l’homme nouveau, de l’homme renaissant, telle qu’elle est en train de se former en URSS ». Quand le chapitre se referme sur les deux phrases : « Cet homme-là, nos frères d’Espagne en protègent le berceau. C’est pour sa vie qu’ils couvrent de leurs cadavres cette terre admirable, par eux faite doublement chère et sacrée » (p. 116), Jean-Richard Bloch formule sa profession de foi.

Dans cette Naissance d’une [nouvelle] culture, comme l’affirme le titre de la collection d’essais qui va paraître immédiatement après Espagne, Espagne !, l’Espagne républicaine incarne à la fois un apôtre et un martyr œuvrant pour l’avènement de cet homme nouveau, né en Union soviétique. Jean-Richard Bloch croit avoir assisté à la naissance de cet « homme nouveau » lors de son voyage en URSS, deux ans plus tôt, comme en témoigne une lettre du 18 septembre 1934 : « il faut ajouter à l’actif de ce pays-ci [l’URSS], l’idéal nouveau de l’homme, qu’il est en train d’élaborer », et un peu plus tard, il s’exclame : « Je pense qu’il n’a jamais été tentée [sic] d’œuvre plus grande depuis que l’humanité existe. » [12] Naissance d’une culture qui paraît immédiatement après Espagne, Espagne ! doit son titre à cette conviction qu’« ils [les communistes russes] ont créé les conditions qui vont rendre possibles une définition et une destinée nouvelles de l’homme » (Bloch, 1936 : p. 60). Indépendamment de la situation politique concrète, l’appréciation générale de la situation en Espagne se fait à la mesure de cet idéal de « l’homme nouveau », et les sacrifices espagnols n’en sont que plus justifiés pour en protéger le berceau. Le chapitre deux, « 23 août, ou : naissance d’une armée », analyse la situation de l’organisation militaire. Il le fait (involontairement) en reprenant à son compte la remarque de Marx au début du 18 Brumaire au sujet de la révérence avec laquelle les révolutionnaires invoquent souvent les esprits du passé. Jean-Richard Bloch fait bien évidemment référence aux révolutions française et russe. À l’instar du « 14 juillet 1789 » (p. 119) et d’autres épisodes ou noms associés à la Révolution française, la révolution espagnole est perçue dans un même continuum : « [r]ééditant l’œuvre stupéfiante de la Convention et des bolchéviks, les ouvriers de la République espagnole sont en train de faire sortir de la terre les armes » (p. 120). Tout en reconnaissant les mérites des organisations anarchistes aux premiers moments du soulèvement populaire, il ne fait pas moins preuve de lucidité lorsque, maniant la litote, il s’essaye à prédire son avenir : « On devine que les organisations anarchistes ne sont pas celles à qui leurs militants ont donné le moins de fil à retordre, tandis que les partis politiques les plus rompus à la discipline étaient ceux dont les éléments montraient aussi le plus de solidité en campagne. » (p. 133) Après un premier « stade picaresque de la guerre civile » (p. 132), les anarchistes deviennent un obstacle pour la suite de la guerre et c’est dans ce contexte qu’il faut distinguer une autre comparaison avec l’exemple soviétique : « Par ailleurs, on n’a jamais vu, en Russie, se constituer, en formations parallèles et pratiquement indépendantes, des milices équipées par les centrales syndicales et par les différents partis politiques. » (p. 137) Si l’armée républicaine doit 12 sortir victorieuse de la guerre civile, ces organisations doivent donc être neutralisées ou éliminées.
La troisième partie (« 23 septembre, ou : la République française abandonne la République espagnole ») décrit et critique la politique « espagnole » du gouvernement du Front populaire tout en reconnaissant l’intégrité personnelle de Léon Blum. Jean-Richard Bloch observe l’aveuglement de son gouvernement qui s’aligne sur la politique de Londres et ne se rend pas compte que « La chute du Front populaire en Espagne devrait être le prélude de la chute du Front Populaire en France » (p. 160) – cette analyse clairvoyante est confirmée par le fait que c’est en réalité en France qu’il se désagrègera avant la défaite de la République espagnole. Finalement, Jean-Richard Bloch se fait d’une certaine manière le porte-parole de la politique soviétique : « Nul n’ignore plus que le Komintern s’est convaincu que la lutte contre le fascisme doit se substituer à la lutte générale contre le capitalisme jusqu’à ce que le péril fasciste soit éliminé. » (p. 159).

La quatrième partie (« 23 octobre, ou : l’URSS au secours de l’Espagne ») suit la même veine. Critiquant à juste raison la farce tragique du Comité de Non Intervention de Londres, qui, tout en ayant connaissance du soutien militaire massif de l’Allemagne nazie et de l’Italie fasciste apporté aux rebelles espagnols, empêchait l’entrée de matériel dans l’Espagne républicaine, Jean-Richard Bloch salue la décision soviétique de quitter cette institution : « Quel soupir, quel cri de soulagement, le 23 octobre, dans le monde ! Enfin une parole de sincérité, une parole de courage ! » (p. 176) Face à la politique du gouvernement du Front Populaire, c’est l’Union soviétique qui représente le
courage et la sincérité. Le prix de cet engagement pour les organisations anarchistes et trotskistes en tant que « formations parallèles » n’allait pas tarder à se faire connaître.
Les deux parties qui n’ont pas été publiées dans le volume de 1936 prolongent cette argumentation. Lorsque l’auteur dresse le bilan de la fin de l’année 1936 (« Bout de l’An ou : l’Europe devant la guerre »), il montre sévèrement du doigt les positions de l’Angleterre susceptibles d’aggraver les tensions et de déclencher une conflagration générale. Le seul espoir est la résistance de Madrid : « Ce que Verdun a été, dans l’histoire de la Grande Guerre, Madrid l’est, à un plus haut degré » (p. 188). Et l’idéologie et la foi nouvelle de Jean- Richard Bloch se manifestent clairement quand il développe une vision historique des événements qui changèrent le monde : « Désormais Madrid 1936 prend place auprès du 14 juillet, de la Commune de Paris, d’Octobre 1917, parmi les faits qui auront décidé de l’avenir du monde. » (p. 189) La dernière partie (« Juin 1936, février 1937 ») est presque exclusivement consacrée à la politique intérieure en France et à ses réactions aux événements espagnols. Jean-Richard Bloch se montre un analyste subtil, rigoureux et conséquent des hésitations du Gouvernement de Léon Blum et il ne lui oppose pas cette fois la politique de l’URSS mais le courage des « gouvernementaux espagnols » qui « défendent [...] non seulement leur indépendance nationale mais la nôtre ; et non seulement notre indépendance nationale, mais notre liberté politique » (p. 213). Il a raison d’insister sur le caractère européen de la guerre d’Espagne, indépendamment du rôle tenu par l’URSS : « Jamais non plus une guerre civile n’aura montré avec plus d’évidence le caractère international et planétaire de ces guerres-là, les seules où se joue d’une façon avouable le sort de la race humaine. » (p. 215) C’est cette conviction, qui résulte de son espoir d’assister à la « naissance d’un homme nouveau », qui motive son engagement pour l’Espagne et son engagement tout court.
Si les quatre (ou six) chapitres de la « Deuxième Partie » suivent la situation espagnole mois après mois, les quatre chapitres de la « Troisième Partie » sont consacrés à des moments concrets. Celui portant le titre « Empêchons le suicide de la France ! » qui paraît dans Vendredi (14 août 1936), l’hebdomadaire du Front Populaire, commence par l’appel que le Président Azaña a demandé à Jean-Richard Bloch de diffuser : « Dites aux Français que la
défaite du Front populaire en Espagne serait celle de la République, en France, et, probablement, la fi n de la France comme grande nation indépendante » (p. 221), à un moment où on pouvait encore espérer éviter la politique de non intervention. Il finit par un appel de Jean-Richard Bloch « au Français patriote » (de droite) de comprendre que la nation française est défendue à Madrid (p. 227–229). Historiquement, les appréciations d’Azaña et de Bloch se sont vérifiées, mais peut-être l’hebdomadaire du Front Populaire ne fut-il pas l’organe de presse idoine pour toucher la partie réactionnaire de l’opinion française13.
Avec l’appel publié le lendemain dans Avant-garde, le journal de la Jeunesse communiste, « Madrid est aujourd’hui le chemin de Paris », Jean-Richard Bloch se sert des citations d’Azaña pour s’adresser avec le même message aux « Jeunes Français » mais en prenant cette fois « Le grand combat de 1917 et 1918, en Russie » (p. 235) en guise d’exemple.
Le caractère de circonstance est encore plus évident dans « Frente crapular » qui paraît le 25 octobre dans L’Humanité. Pour répondre à cette insulte de la droite réactionnaire, Jean-Richard Bloch raconte un fait divers de Barcelone pour montrer le caractère exemplaire des « milices du PSUC » (p. 239).

Le dernier article, « Il faut prévenir les massacres de Madrid » avait paru dans L’Œuvre deux jours plus tôt. L’appel, « Monsieur Blum, monsieur Delbos, monsieur Léger, le sort de cent mille Madrilènes repose entre vos mains » [13] (p. 248) réitère celui publié dans Avant-garde, mais sans plus de succès. Le chapitre « 23 octobre, ou : l’URSS au secours de l’Espagne » se situe le même jour : là où la France se dérobe à ses obligations, l’URSS est solidaire ; une confirmation éclatante de la « conversion » de l’auteur.

La première partie du livre, « Barcelone, Valence, Madrid » est certainement la plus littéraire. Avec le récit de son voyage de solidarité dans la « guerre civile en Espagne », Jean-Richard Bloch trouve un genre qu’il connaît bien comme en témoignent Locomotives, Sur un cargo (tous deux en 1924), Mitropa (1928) et Cacaouettes et bananes (1929). Le récit proprement dit est précédé d’une « Introduction » qui intègre les lecteurs dans le texte, mettant l’auteur en scène dans un contexte rural paisible, harmonieux et inspirant. Mais sa mémoire et la lecture des journaux le ramènent au drame espagnol, tout comme ses lecteurs. L’auteur s’« efforce d’être un homme pondéré » et « aspire à être un homme juste » (p. 30). Mais cela ne l’empêche pas de déclarer clairement son engagement : « Et la vieille règle qui a été celle de toute ma vie se dresse une fois de plus : même quand le pauvre a tort, il a raison, parce que sa misère à elle seule met le riche en accusation. » (p. 31) Dans le récit du voyage, l’auteur recourt à plusieurs procédés : des descriptions vivantes et parfois pittoresques, des faits divers surprenants, des dialogues avec des personnages de tous horizons (de l’homme de la rue jusqu’au chef de gouvernement) et des passages réflexifs qui tentent de gloser les événements décrits.
Dans un souci d’intégrité, dès « Barcelone » (p. 35–58) Jean-Richard Bloch procède à des appréciations significatives. Quand il distingue dès le début, pendant le trajet de l’aéroport dans la ville de Barcelone, les contrôles des socialistes et des communistes de ceux des « sentinelles anarchistes [qui] affichent un zèle soupçonneux » (p. 37), il semble encore permis de croire qu’il
s’agit d’un détail presque insignifiant. Mais quand il mentionne un peu plus loin des « interlocuteurs » relatant « [q]uelques actes de violence, dus à certains éléments anarchistes » (p. 43), il ne peut plus s’agir d’un hasard. La déclaration du président de la Généralité, Luis Companys conforte d’ailleurs cette idée : « Il est possible que les anarchistes nous suscitent aujourd’hui quelques difficultés ; je n’oublierai jamais la part décisive qu’ils ont prise à ces combats décisifs, je suis résolu à tout faire pour ne pas me séparer d’eux dans l’organisation de l’État nouveau » (p. 48), mais sous la pression communiste, un an plus tard, ils n’appartiennent plus à ce gouvernement. Et quand le narrateur intervient avec son commentaire, « Il va sans dire que bien des anarchistes de la base jouent avec le feu », pour les distinguer des communistes du PSUC qui témoignent d’une « abnégation remarquable et [d’]un sens aigu des réalités » (p. 48), il le place entre deux longues citations de Companys ce qui crée une certaine contagion entre le discours direct et l’appréciation du narrateur. Finalement, le narrateur évoque un éventuel compromis entre anarchistes, communistes et trotskistes à Barcelone. À la fin de l’année 1937, les trotskistes ne font plus partie du gouvernement et on connaît le sort d’Andreu Nin14. L’intermède « Sur la route » (p. 59–61) donne de la couleur locale avec des anecdotes sur les contrôles des miliciens aux barricades, une sorte de tableau vivant de la révolution en train de se faire. À « Valence » (p. 63–77) les combats entre les fractions de l’armée qui participent au pronunciamento et les milices ne sont pas encore terminés, la situation est plus qu’instable et les milices anarchistes et trotskistes ont plus de succès par surprise que par stratégie militaire. C’est dans ce contexte chaotique que l’auteur insère un entretien avec un ébéniste anarchiste : « il est maigre, tanné, d’expression fi ne et dure à la fois » (p. 75) et à la question « Marchez-vous d’accord avec les communistes, avec la Gauche républicaine ? » (p. 75), l’anarchiste répond avec une détermination qui sonne comme une profession de foi. Tout en soutenant le front unique contre le fascisme, il déclare : « Mais quand ce sera fini, quand le fascisme sera vaincu, alors nous nous retournerons vers les socialo-communistes et nous règlerons leur compte, jusqu’au dernier. » (p. 75) Et le narrateur de commenter : « Il semble se promettre un grand plaisir de cet épisode futur de l’histoire » (p. 75–76). Bien qu’il semble possible de déceler une certaine compréhension de l’idéal anarchiste chez le narrateur, tenu pour irréalisable (p. 76), l’interprétation de ce passage est extrêmement problématique. Au moment où l’auteur écrit ces lignes, le premier des procès de Moscou (du 19 au 24 août 1936) vient d’avoir lieu et il s’en prend au « Centre terroriste trotskyste zinoviéviste ». Jean-Richard Bloch doit pourtant savoir quel sort attend des anarchistes tels son partenaire de Valence en URSS (et bientôt aussi en Espagne). Faire dire à un anarchiste ce que préparent les communistes peut être rhétoriquement habile, cela montre en tout cas que l’engrenage de l’engagement est en marche.
Le deuxième intermède, « Sur la route » (p. 79–86), ne décrit pas seulement le trajet de Valence à Madrid mais aussi le passage de l’anarchisme au communisme. Lors d’un entretien, le narrateur explique l’incongruité de l’idéal anarchiste d’un sympathisant valençois qui converse ou plutôt monologue avec un « jeune villageois » communiste. Les deux protagonistes parviennent cependant à la même conclusion : l’alliance n’est que de circonstance et un
nouveau front s’ouvrira en cas de victoire contre les fascistes. Le communiste s’efforce d’atténuer cette réalité déplaisante, évite de parler de « règlement de
compte »14 et finit par dire modestement « alors, on verra » (p. 86).
L’asymétrie narrative correspond à l’engagement de l’auteur-narrateur. Mais elle reflète aussi l’asymétrie politique. Le « on verra » devient rapidement une réalité violente, le « règlement de compte » n’aura pas lieu. La troisième ville, « Madrid » mène le narrateur au cœur du conflit. Les descriptions pittoresques se font rares, les fait divers aussi. Les simulacres de dialogues et les « commentaires » du narrateur sont omniprésents. Celui-ci se désigne lui-même comme « envoyé du comité du Rassemblement populaire français » (p. 89) [14], mais il déclare aussi qu’il est « prématuré de s’en expliquer [des entretiens] sans rien taire » (p. 87). À la différence de Barcelone et de Valence, à Madrid, il joue un rôle politique. Il mentionne trois entretiens avec des personnalités du monde politique et syndical formant l’ossature de la première moitié de ce chapitre. Le premier renvoie implicitement à celui accordé par le Président de la République, Manuel Azaña. Il relate également ceux réalisés avec Largo Caballero, le secrétaire du syndicat socialiste UGT, et avec le député socialist et futur ministre des Affaires étrangères, Alvarez del Vayo. Leur message est clair : ils demandent le soutien du Gouvernement français.
La partie sur les contacts directs s’accompagne d’une deuxième analyse, d’où il résulte que la situation militaire de l’Espagne républicaine n’est pas mauvaise, au contraire, mais que le soutien de l’Allemagne et l’Italie aux rebelles peut incontestablement changer le rapport de forces.

Témoignage, engagement, conversion ?
Espagne, Espagne ! est l’expression de la simultanéité de ces trois attitudes qui sont confirmées par le caractère double de l’auteur, à la fois envoyé politique et journaliste littéraire couvrant un événement exceptionnel. La coprésence de ces deux fonctions caractérise les chapitres « Barcelone » et « Valence » qui forment la première partie de la publication. Les deux autres parties, « Le martyre de l’Espagne vu de mois en mois » et « Le retour en France », ainsi que le chapitre consacré à « Madrid » affichent clairement un caractère politique. Que le livre commence par une partie littéraire est certainement aussi une stratégie « narrative » destinée à captiver et à préparer le lecteur à des considérations plus graves. Les passages « politiques », replacés dans leur contexte, acquièrent une signification particulière et révèlent clairement le parti pris du narrateur pour les organisations communistes en Espagne et pour la politique soviétique sur le plan international. L’URSS concrétise la politique qu’il attend de la part du Gouvernement du Front populaire en France. Carlos Serrano n’a donc pas tort de supposer : « c’est peut-être de cet instant que date une fidélité, trop aveugle ou trop confiante, à l’Union soviétique » (Serrano, 2014 : p. 21) qui le marquera jusqu’à la fin de sa vie [15]. Mais l’image choisie par Tivadar Gorilovics est-elle probablement plus appropriée : « Dans l’engrenage d’un engagement ». Espagne, Espagne ! constitue une étape importante dans une évolution qui a commencé au plus tard en 1933.

Et sa fidélité, pour ne pas parler de son aveuglement, apparaissent très clairement lors de son voyage en URSS, en 1934. Plus qu’en Espagne, Jean-Richard Bloch croit assister, dans l’Union soviétique de Staline, à la naissance de l’homme nouveau. Cet avènement quasi-religieux mérite, et même, revendique son engagement. En raison de sa conviction intime d’une possible rédemption de l’humanité – conviction qui revêt parfois un caractère eschatologique – l’auteur rejette tout ce qui semble pouvoir contrarier l’avènement d’un monde réconcilié avec lui-même, qu’il s’agisse du fascisme (italien, allemand, espagnol), du capitalisme (identifié avec l’Angleterre et pratiquement pas avec les États-Unis) ou de l’anarchisme et du trotskisme (accusés lors des procès de Moscou de vouloir rétablir le capitalisme). Jean-Richard Bloch partage cet aveuglement avec nombre d’intellectuels, malgré le Retour de l’URSS d’André Gide qui paraît au même moment qu’Espagne, Espagne !

Comme ce fut le cas pour le livre de Gide, la critique de l’URSS pouvait être interprétée comme un soutien (involontaire) du fascisme. Si Ludmilla Stern peut parler d’une « conversion » à propos du voyage de Jean-Richard Bloch en URSS en 1934, son voyage en Espagne et le récit qui en résulte sont une « preuve » tangible du bien-fondé de sa foi nouvelle. Ceci d’autant plus que nombre d’observations et d’appréciations de Jean-Richard Bloch se sont trouvées justifiées, rendant certains jugements plus convaincants – et plus problématiques a posteriori. En ce sens, Espagne, Espagne ! représente une étape décisive de l’engrenage dont parle Tivadar Gorilovics. Quand Aragon lui rend visite en janvier 1937 pour le convaincre de co-diriger le journal Ce Soir avec lui, Jean-Richard Bloch s’est déjà mis dans une situation où il ne peut plus refuser : Espagne, Espagne ! fut la dernière étape de cet « engrenage », avec Ce Soir, les dés sont jetés.

Notes :
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Bibliographie
BLOCH Jean-Richard, Espagne, Espagne !, Bruxelles, Éditions Aden, 2014.
BLOCH Jean-Richard, España !, España !, éd. Carme Figuerola, Lleida,
Pagès, 1996.
BLOCH Jean-Richard, Naissance d’une culture. Quatrième essai pour mieux
comprendre mon temps, Paris, Rieder, 1936.
GORILOVICS Tivadar, « Dans l’engrenage d’un engagement. Jean-Richard
Bloch à la direction de Ce Soir »,
http://www.etudes-jean-richard-bloch.org/spip.php?article56.
SERRANO Carlos, « Espagne, Espagne ! ou l’optimisme de la volonté », in :
Jean-Richard Bloch, Espagne, Espagne ! (éd. 2014).

Wolfgang ASHOLT
Université Humboldt de Berlin
Courriel : washolt@gmx.de