L’Œil de Paris, 1930
L’Œil de Paris, 1930
La série de vingt disques que Pathé consacre à la Tétralogie restera un des faits saillants de la saison phonographique. Pourquoi faut-il que ce magnifique effort soit gâté par de petites imperfections ?
Cet effort est d’autant plus remarquable que les usines de Chatou ne semblaient pas orientées dans cette direction un peu sévère. Elles travaillaient de préférence pour te Français moyen, c’est-à-dire l’homme qui connaît Mistinguett et ignore Debussy.
Cette série contribue à prouver l’intention de Pathé de rattraper les maisons connues qui monopolisaient jusqu’ici les grandes oeuvres. Réjouissons-nous de voir un concurrent de plus dans la mêlée.
Ne nous en réjouissons toutefois qu’a une condition : c’est qu’on ne recommence pas, à quatre, les errements grâce auxquels le même ouvrage était publié par trois maisons simultanément, tandis que tant d’autres œuvres d’égal intérêt attendent encore la bonne volonté d’un éditeur.
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La Tétralogie est enregistrée avec la troupe du Festival de ce printemps, aux Champs-Elysées. Les mélomanes auront ainsi le plaisir de retrouver, dans les trois rôles de Loge. Siegmund et Siegfried qu’il interprétait tour à tour, le ténor Kirchhoff, que ces représentations ont révélé comme un des premiers chanteurs de notre époque. Ils salueront aussi les voix splendides de Wotan, Hagen, Erda, Brunnehild et des Walkyries. Mais ces chanteurs sont tous d’outre-Rhin. Et la résistance héroïque que le public français oppose aux disques de chant allemand (’.ils ne passeront pas,...) fera encore mieux apprécier le cran de l’éditeur.
Aussi, je me hâte de signaler deux importants fragments orchestraux où nul accent teuton ne vient déflorer le plaisir d’une oreille bien française : ce sont le Prélude du Crépuscule (ou : Voyage du jeune Siegfried sur le Rhin) et la Marche Funèbre de Siegfried.. On reconnaîtra, dans ces deux enregistrements, la direction énergique et nuancée, souple et pleine d’âme, du chef d’orchestre von Hoesslin, que le public des ChampsElysées acclamait en juin dernier. Ils sont à ranger à côté des meilleurs enregistrements wagnériens que Po !vdor et Columbia avaient donnés jusqu’ici.
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Au point de vue chant, on mettra de même au tout premier rang la Scène de l’épée, du Ier acte de la \Valkyrie, où le double appel de Siegmund à son père ((Velse ! Velse ) est lancé par Kirchhoff d’une façon qui souleva la salle entière dans un véritable délire (le disque reproduit ce cri dans toute son ampleur gigantesque) — la scène de la prophétied’Erda (Or du Rhin ) :
l’Incantation du Feu et le Réveil de Brunnehilde (et même tout l’acte 3 de Siegfried) — le chant de Hagen et de ses hommes, la mort de Brunnehilde (Crépuscule). la scène des Filles du Rhin, du Crépuscule (très belle, très supérieure comme enregistrement à la scène parallèle qui ouvre l’acte I de l’Or du Rhin).
J’attendais avec curiosité la scène de la forge (Siegfried) où Kirchhoff se tailla, à juste titre, un succès égal à celui qu’il recueillit dans la \Valkyrie. Une erreur d’étiquetage m’a fait entendre, à la place, un agréable moreau de musique moderne dont l’attribution à l’un des compositeurs post-debussystes pourrait faire l’occasion d’un concours tout à fait attrayant.
Je souhaiterais ajouter à ces prix ex-aequo la grande scène d’Adieu, de Wotan à Brunnehilde (acte 3 de la Walkyrie). L’enregistrement en est excellent. Par malheur, il s’achève sur un impair de « mise en disque » d’un comique irrésistible. Je ne précise pas pour ne pas déflorer. Essayez. Vous aurez le double avantage de posséder un disque superbe et, en fin d’audition, un amusement garanti.
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Par contre, nous nous fâchons quand, sous le titre de Chevauchée des Walkyries, on veut nous offrir un comprimé, un extrait, un ersatz. Un morceau aussi célèbre, dont les plus grandes qualités sont l’unité, la masse et la progression, ne supporte pas d’être mutilé.
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L’enregistrement a « surexposé » quelques autres disques de cette série — comme on le dit d’une plaque photographique. Aucun diaphragme honnête n’y résiste. La belle voix de Kirchhoff se tourne alors en un mugissement de mégaphone, celle de Mme Gottlieb se met à tromboner de la façon la plus pittoresque,
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On remarque une curieuse évolution, du premier au vingtième de ces disques. L’orchestre, traité en parent pauvre dans l’Or du Rhin, remonte petit à petit la pente et reprend enfin, dans Siegfried, la place qui lui revient. On a l’impression qu’un metteur en disques, peu familier avec cet art-là, aurait trouvé son chemin de Damas et découvert, en route, Wagner et la musique.
Bref, une série remarquable dont beaucoup de parties atteignent à une réussite complète, et qui pouvait, avec quelques soins supplémentaires, être tout entière de premier ordre.
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Avant de quitter Wagner, citons ce mot d’un de nos jeunes compositeurs les plus réputés. C’était à la fin de l’Or du Rhin. le premier jour des « générales » aux Champs-Elysées. Le jeune héros sort, entouré de sa cour, et on l’entend formuler, d’un ton décisif : Eh bien ! Il n’y a plus à douter maintenant que Wagner ne soit qu’un...
Les auditeurs de ces vingt disques jugeront...
L’OREILLE DE MICA.
P.-S. — Je ne veux pas attendre jusqu’à ma prochaine chronique pour vous signaler deux nouveautés qui vont prendre place parmi les réussites éclatantes du phono : d’abord la 7e symphonie, de Beethoven, exécutée par l’orchestre symphonique de Philadelphie (Gramophone) — et surtout le 9" Trio (à l’archiduc), de Beethoven, joué par Cazals, Thibaud et Cortot, comme eux seuls aujourd’hui savent jouer, disque en outre avec une sûreté magistrale (Gramophone). Deux merveilles.