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Regards sur le théâtre de Jean-Richard Bloch
Article mis en ligne le 5 février 2007
dernière modification le 19 septembre 2009

par Sylvie Jedynak

Regards sur le théâtre de Jean-Richard Bloch

Pourquoi ce cahier Regards sur le théâtre de JR Bloch, et pourquoi l’avoir prolongé par une journée d’études ? C’est que, malgré les articles nombreux et remarquables qui ont proposé des analyses variées de ce théâtre, l’oubli le guette, l’œuvre théâtrale en effet est actuellement épuisée, excepté les deux rééditions : Toulon, par les Cahiers de l’égaré, et Naissance d’une cité, par l’Association Etudes JRB. Les deux essais Carnaval est mort, d’une part et Destin du théâtre d’autre part, ont également disparu. Ainsi l’œuvre théorique, comme l’œuvre littéraire, sont également inaccessibles, sauf pour les chercheurs ; Cette journée souhaite contribuer à les sortir de l’oubli, contribuer à la réparation d’une injustice.

Le théâtre. Pourquoi cette préoccupation constante, depuis les premiers écrits, les premiers échanges ? En quoi a-t-elle marqué la vie de l’écrivain. En quoi est-elle le reflet de choix politiques, de choix esthétiques ?

Nous essaierons de présenter l’unité de cette création, dans la constance de l’engagement et de la réflexion, tout au long de la vie de JRB, puis nous montrerons que cette assiduité s’allie dans les productions à une grande diversité, à travers des tentatives d’écriture caractérisées par leur singularité.

Je m’appuierai essentiellement sur quelques articles : Michel Autrand, « Claudel et JRBloch échange épistolaire autour du théâtre poétique (1911-1934) », parue dans le n° 4 de La Licorne en 1980, la préface dela correspondance entre J.-R. Bloch et Copeau écrite par W. Asholt parue, dans la revue d’histoire du théâtre en 1992, des analyses de la dimension politique, esthétique de Pierre Bernard Marquet, dans Europe, Avril 1957, n) 135/136, Wladimir Brett dans La Nouvelle Critique en juin 1962, n°137 et Jean Albertini dans son livre Avez-vous lu JRB ? paru aux éditions Sociales en 1981, et avant tout, sur les écrits de l’auteur.

Tout au long de sa vie, le désir de réaliser une production théâtrale, de penser le théâtre, son avenir, sa fonction dans la société s’impose comme une nécessité pour JR Bloch, comme pour nombre d’écrivains de sa génération.

En effet, dès l’âge de 26 ans, en 1910, dans le premier numéro de sa revue L’Effort, il développe les idées qui vont caractériser sa conception du théâtre, sa vie durant. Des articles multiples s’échelonnent entre le 1Juin 1910 et le mois de mai 1914. Le titre du dernier d’entre eux Carnaval est mort, donnera son nom à l’ouvrage paru en 1920, aux Editions Gallimard, et qui les réunit. La question essentielle pour l’auteur y est posée dans la préface : quels sont les rapports de l’art et de la société ?

« Le lecteur trouvera dans ce volume,...les éléments d’une solution au problème des rapports de la société actuelle avec l’art. » « Le titre qu’on a donné à ce livre contient la substance de la réponse que nous faisons à cette question. » « Carnaval est mort signifie que là où disparaît l’adhésion morale de toute une société à une croyance, disparaît le pouvoir fécondant dont cette croyance jouissait à l’endroit de l’art. » Il s’agit donc de provoquer la Communion d’une société réunie dans des idéaux communs, avec une production artistique. L’artiste JR Bloch choisit ainsi de se situer dans la modernité, selon la belle expression de M Autrand , il veut être « un homme de son temps » , on peut ajouter un homme engagé et concerné, qui ne conçoit pas de séparer l’action, la réflexion de l’historien, la création ; dans une lettre à Josereau, du 6 Décembre 1912, il précise « un écrivain résolument décidé à chercher, pour la chanter dans ses œuvres, la beauté que comporte le monde moderne ».

Un essai, Destin du théâtre, est publié également chez Gallimard en 1930. Il est bien accueilli par le public et par quelques professionnels, Jacques Copeau, directeur du théâtre le Vieux Colombier accuse réception de l’ouvrage dans une lettre à JR Bloch,, datée du 21/6/1931 : « admirable petit livre, le plus vivant, le plus informé, le plus juste, le plus intelligent que j’aie lu en ce temps, d’une main française, sur notre art du théâtre » Comme le remarque Washolt, dans la préface de leur correspondance : « ceci n’est certainement pas un compliment de politesse de la part de celui qui a été un grand réformateur du théâtre ».

Destin du théâtre complète le premier recueil par une analyse très personnelle de la vie théâtrale, ainsi que par une vision de ce que peut être un théâtre futur.

Fidèle à ses premiers écrits, JRB défend l’idée d’un théâtre populaire et politique, sensible au monde contemporain et tourné vers l’avenir ; ces dimensions ont été longuement analysées dans plusieurs des études citées.

De plus, ces choix d’écriture se lient à des choix de représentation : « le théâtre ... associe dans un mariage inséparable le poète et le public, l’homme et l’époque » ; la nécessité de cette communion mystique et pourtant laïque, en un même idéal, vécue dans un lieu exceptionnel, à la fois beau et grandiose comme une cathédrale, est également développée dans Destin du siècle, paru aux Editions Rieder en 1931, à propos de « L’orgue de Chartres » ; on la retrouve aussi dans l’adresse au public, et au-delà de lui, à l’homme,qui termine l’œuvre Naissance d’une cité, sous la forme d’un « chœur immense » :

« Le passé n’est rien auprès de l’avenir

Ton vol t’élève

Sur tes deux ailes, science et poésie,

L’air de ton désir

Est musique et savoir, et certitude

Mieux qu’espérance.

Nous sommes au commencement de tout,

En route, mes enfants (bis). »

Enfin, dans Destin du théâtre, JRB prévoit que le théâtre futur sera « un théâtre lyrique, à tendance héroïque, à structure philosophique », comme le réalise Bernard Shaw dans « La Sainte Jeanne ».

Surtout, JR Bloch insiste longuement sur la nécessité de la rigueur de l’expression, le travail du style, le choix du mot ; la première exigence -écrit-il-, c’est de fuir ce qu’il nomme « la contamination du langage quotidien » ; l’écriture dramatique en effet doit être poétique. Il s’en explique dans Destin du théâtre (P. 142) : « plus le dialogue dramatique s’affranchira du langage parlé, de ses lenteurs, de ses platitudes, s’orientera vers la stylisation et le style, reconnaîtra les nécessités du parti pris et du lyrisme, et plus il se mettra dans les conditions d’un art universel ». C’est pourquoi le dramaturge est sensible à l’éloquence de Peguy, au lyrisme de Pascal, il voit dans la poésie cette grandeur dont le théâtre futur a besoin. Il admire Claudel, son sens du symbole, son sens du lyrisme. Comme l’écrit Michel Autrand dans l’article cité : « le langage est le fondement de l’univers magique pour le grand théâtre populaire dont rêve JR Bloch ».

Cette constance, cette assiduité, cette passion soulignent la curiosité d’esprit inlassable, l’engagement de cet écrivain singulier par ses choix, par le besoin de mettre sa théorie à l’épreuve de la production théâtrale.
En effet les créations sont multiples, d’une grande diversité, chaque fois ce seront des tentatives-on pourrait employer le terme aventures - audacieuses, par la vision du monde qu’elles proposent, par leur construction, par leur langue.

Les œuvres théâtrales peuvent se répartir ainsi : d’abord un courant épique, qui engage une réflexion politique et sociale ; ce sont des drames. Précisons tout de suite que le sens du mot drame ne ressemble en rien à celui des romantiques, que JRB définit ainsi dans Destin du théâtre : « à un monde inquiet, tourmenté, indécis, des écrivains, qui furent, au théâtre, de grands enfants, mais aussi de grands poètes, offrirent des paysages nouveaux, et les offrirent dans une langue nouvelle... Le romantisme est, en un sens, une tentative d’échapper par le rêve, l’illusion, les prestiges du lyrisme, à une réalité affligeante, instable et décevante. Ajoutons : une réalité innomée ».

Le drame que souhaite écrire JRB, au contraire, est une œuvre « (qui ) cherche à éclairer le pathétique des grands heurts de l’histoire par la psychologie profonde du héros » Il donne ainsi à voir la rencontre d’un événement fort de l’histoire collective, de « l’histoire avec sa grande hache », comme écrit Georges Perec, avec une destinée individuelle ; cette rencontre a un caractère héroïque. C’est pourquoi tous les drames ont un ancrage dans l’histoire et se relient fortement à une époque précise.

Le premier en date, Le Dernier empereur, écrit en 1920, joué de 1926 à 1928, s’enracine dans les événements de la Première Guerre Mondiale. Naissance d’une cité, joué en Octobre 1937 pendant l’Exposition universelle, participe à la commémoration du Front Populaire, alors que Toulon, écrit entre 1942 et 1943, joué de 1944 à 1946, a pour thème le sabordage de la flotte française à Toulon en 1942. On verra qu’à chaque création correspond une structure rigoureuse, parfois singulière et audacieuse.

Au courant épique s’ajoute un autre courant qu’on peut définir comme psychologique, philosophique ; il engage une réflexion sur les relations familiales, sur l’inconscient et sur la complexité du désir ; il concerne par exemple L’Inquiète, première pièce du jeune écrivain, inédite, jouée en 1910, ou Dix filles dans un pré, « ballet imaginaire », sorte de couronnement, de l’avis même de l’auteur, de ce versant de son œuvre théâtrale. Horace, que Tivadar Gorilovics nous présentera cet après-midi, L’illustre magicien, La Nuit kurde, adaptation du roman par l’auteur, plusieurs fois présentée à la radio avec la musique dont elle est le livret, Sous le genou des amazones, pièce inédite mais jouée, La première du Mariage de Figaro jouée en 1936, Une perquisition à Paris en 1940. Vous trouverez dans le cahier-théâtre, la liste presque complète des œuvres inédites ou publiées, les dates d’écriture, de publication

Ce théâtre a pour thématiques les préoccupations majeures de l’écrivain. Il lui permet d’une part de réfléchir sur la place de l’homme dans la société, son devenir ; cet aspect de la recherche s’exprime dans les trois drames. D’autre part, l’écrivain tente d’approfondir, grâce au théâtre, sa connaissance de la nature humaine.

Les expérimentations dans la structure des œuvres frappent par leur audace ; ainsi Naissance d’une cité est un spectacle total, un rôle essentiel est dévolu à la musique, celle-ci est d’ailleurs présente, sous des formes diverses, dans une bonne part du théâtre.

De plus les questions d’esthétique font l’objet d’une recherche, d’une analyse : ainsi, la disparition brutale de l’écrivain en 1947 a-t-elle interrompu la rédaction de l’analyse de Naissance d’une cité ; l’édition de Toulon par la NRF en 1948 est précédée d’une étude sur le choix du sujet. C’est en effet la première fois qu’une tragédie traite directement d’un thème contemporain, on verra que l’auteur est parfaitement conscient des risques.

C’est pourquoi on ne saurait trop souligner le caractère aventurier, novateur de ce Dramaturge.

Ce matin je vous propose une analyse des trois drames, cet après-midi, une présentation, à titre d’exemple, de Dix filles dans un pré. Dans quelle mesure ces pièces sont-elles des illustrations du paradoxe initial ? Continuité dans les visions du monde défendues dans ces œuvres, diversité des réalisations ? C’est la question à laquelle nous allons tenter de répondre

Cette étude des trois drames a pour but de nous rapprocher des analyses détaillées parues dans le cahier, il en est de même des deux lectures ; probablement inhabituelles dans une journée d’Etudes, elles sont dans la cohérence de notre démarche, re-découvrir de près le théâtre de JRB, à travers la langue de l’écrivain. Il s’agit bien sûr d’adaptations, mais elles respectent le texte.

Et je garderai pour cet après-midi la présentation de Dix filles dans un pré, indispensable pour la compréhension de la lecture. Elle la précédera.

Toutes ces études se nourrissent de celles publiées dans le cahier-théâtre.

Le Dernier Empereur

JRB commence à rédiger son drame lorsqu’il écrit la lettre au Allemands, dès la fin de la guerre ; il se tourne alors vers « L’Europe du Milieu », c’est-à-dire vers l’Allemagne.
On voit ici un exemple de ce lien entre le théâtre, l‘histoire et l’action politique, qui caractérise tout cet aspect de la production, puisque Le Dernier Empereur, écrit en 1920, s’enracine dans les événements de la Première Guerre Mondiale. Le titre, en effet, évoque la chute des empires allemands et austro-hongrois. De plus, le théâtre, écrit-il, dans « Carnaval est mort, doit « exprimer les passions communes d’une foule prolétarienne au début du 20°siècle » ; d’où le besoin de trouver des mythes propres à passionner le public contemporain ; pour JRB, ce nouveau mythe est le socialisme, la question sociale, celle de la révolution.

Tout d’abord, quelle est la fiction ? Elle est simple :
Le Prince Roger de Moravie, lieutenant de vaisseau, en poste sur un croiseur école, est fils illégitime d’une princesse et probablement d’un artiste pianiste. Dés le début du drame, il est appelé à régner sur l’Empire, à la suite de la mort accidentelle et brutale de l’empereur et de son fils. C’est le coup de théâtre initial. Le prince, malgré des réticences, accepte, car il souhaite changer la vie du peuple. Mais ce nouvel empereur se heurte à des ennemis puissants, qui jusque-là détenaient le pouvoir, en particulier au chancelier, le Comte de Longpré, ce dernier, prêt à tout. Les alliés logiques du Prince, les révolutionnaires, les socialistes, se méfient de ce jeune aristocrate idéaliste. Un complot, deuxième grand coup de théâtre à la fin du drame, se propose d’écarter l’Empereur en déclenchant une guerre, Moravie est contraint de quitter le palais. Dehors il se trouve mêlé au peuple, dans cette proximité les préventions tombent, la confiance renaît, comme sur le navire, lors du coup de théâtre initial. Il est certes trop tard pour cette histoire-là. Dans le chaos, l’insurrection, l’Empereur s’éloigne et disparaît. Mais le narrateur reprend alors seul la parole pour nous offrir ces mots brefs, en majuscule dans le texte. L’HISTOIRE S’INTERROMPT ICI.

Présentons maintenant l’univers moral du Dernier Empereur, porté par le personnage principal ; il semble bien correspondre aux intentions exprimées par JRB, à ses critères ; en effet, une note de mise en scène indique au début que la pièce se situe dans un lieu et dans un temps indéfinis : « Quelque part dans le monde, la nuit » ; cette phrase formule la première note de mise en scène ; deux personnages anonymes parlent, ils s’appellent Première voix et Deuxième Voix ; ce dialogue se déroule sur un croiseur -école de la marine impériale nommé l’Orion, en une évocation cosmique, mythique.

Ainsi l’auteur installe d’emblée une atmosphère légendaire. Celle-ci s’impose et se confirme dans la séquence finale que nous venons d’évoquer, et qui se nomme « la dernière illusion » ; Le jeune Empereur est hors du palais, avec le peuple, alors que les combats font rage, l’indication scénique précise : « il remonte la rue, tous lui font place. Un grand cercle s’élargit autour de lui » ; puis le dialogue reprend par cette tirade de l’empereur : « J’avais cru n’être plus bon qu’à mourir. Même pas ! Je devais encore apprendre à ne pas mourir en beauté, à essayer de mourir sans témoins, sans public. Assez d’enfantillage ; faites votre tâche ! La mienne n’est plus qu’en moi. Je dois arracher de moi tout ce décor, trouver ma route, me résorber, m’anéantir... ». Ainsi ce personnage ne meurt pas sur scène, comme Ruy Blas, sa mort n’est pas racontée par un messager, comme celle de Lorenzaccio ; Le Prince de Moravie disparaît, soulignant l’irréalité de son destin ; il reste cependant présent ailleurs et confirme de ce fait son inscription dans le mythe. De plus, apparaît la dimension presque messianique, du personnage.

Moravie est bien ici la transposition théâtrale de l’éthique sociale de JRB, comme dramaturge et comme socialiste ; en effet en 1911, déjà, dans la lettre à Nozière parue dans « L’Effort, il ressent « une passion pour la fraternité des hommes entre eux, une pitié pour leur misère » ; enfin, semblable à celle de JRB, la tâche de Moravie est de « servir le peuple ».

Sa fin nous confirme cette dimension mythique. Aucune mort palpable sur le plateau du théâtre, le spectateur ne peut déguster la fin habituelle d’un drame ou d’une tragédie, la fiction bascule brutalement dans une réalité intemporelle, l’histoire collective reprend sa marche. Le mythe contemporain nous accompagne dans notre vie.

Comment le drame est-il construit ? La pièce, dans sa version finale, lorsqu’elle est envoyée à Gallimard en vue d’une publication, s’appelle Histoire ; elle se compose de manière linéaire, de 13 chapitres, qui ont chacun un titre, et s’agencent dans une construction tissée solidement autour du personnage éponyme. Le prince Roger de Moravie peut s’y déployer. Sa trajectoire dramaturgique est définie avec précision par JRB dans Destin du théâtre. Il s’agit pour l’écrivain de choisir une construction qui permet de mettre en valeur la destinée, le chemin de vie d’un homme.

Enfin, l’autre exigence essentielle de JRB, celle du style, est-elle respectée dans le Dernier Empereur ? Le travail extrême de la langue s’inscrit dans cette construction et lui donne sa richesse ; Ainsi, à la naissance du nouvel Empereur, qui fait l’objet du premier chapitre, le Prince de Moravie s’adresse dans une sorte de profession de foi aux officiers, aux marins. Nous sommes frappés par la variété de l’expression.

Ainsi, une structure linéaire, avec une multiplicité de lieux, une langue précise, qui frôle souvent la finesse de la langue romanesque, servent ici de cadre, de berceau à l’épanouissement d’un personnage cher à l’écrivain, décidé à servir, à se donner, capable de conscience, capable d’évoluer, et qui ouvre à la fin de la pièce un chemin, celui du devenir historique, bien différent des fins tragiques de la fiction.

Naissance d’une cité

Cette étude est présentée de manière différente, puisque vous allez entendre, tout à l’heure la lecture d’une adaptation de l’œuvre, je vous laisse donc y découvrir le texte ainsi que deux des chansons, qui seront interprétées par une jeune artiste, Johanna Saint Pierre.

Notre étude s’appuie sur le cahier-théâtre et sur l’importante présentation faite par Pascal Ory dans La Belle Illusion.

JRB tente dans Naissance d’une cité, une écriture et des propositions scéniques radicalement différentes. Nous nous éloignons de l’histoire pour entrer dans la fable, nous nous éloignons du personnage, de son destin, pour faire place à un véritable opéra.

Tentative que l’on peut considérer, selon Pascal Ory dans La Belle Illusion, avec La Marseillaise de Renoir, « comme la tentative la plus ambitieuse du Front Populaire. Son spectacle emblématique ». L’auteur s’inscrit lui-même dans la lignée de Gémier en France, de Reinhardt en Allemagne, de Morax en Suisse.

La partition musicale est très importante, écrit JRB, c’est un « véritable opéra populaire », sportif, social, industriel, gymnique, légendaire, d’où la renommée et la singularité des musiciens choisis : Roger Désormières et Jean Wiener pour les partitions d’ensemble, Arthur Honegger et Darius Milhaud pour deux des chansons. Quarante morceaux originaux furent ainsi exécutés par une trentaine de musiciens, des fanfares, des pastorales, mais aussi des intermèdes d’accordéon, des fragments d’hymnes nationaux, des coups de sifflets. Un ensemble musical éclectique, qui juxtaposait orchestre et chœurs, musique moderne, variétés.

La fable est très simple, elle raconte la vie quotidienne des ouvriers parisiens, leur misère, puis un rêve prend forme : un navire, une île lointaine... Le choix de l’opéra contribue à donner une profondeur, il transforme cette fiction en poésie du quotidien, on peut dire en épopée du quotidien.

Des indications musicales, d’ailleurs, sont présentes dans tout le texte, elles accompagnent l’action, elles enserrent le livret dans une trame qui colore chaque parole, tous les déplacements d’un groupe, ou un changement de décor. Parfois même, la musique « envahit seule la piste », selon l’expression de l’auteur, et grâce à elle, un contrepoint permet d’entendre, derrière l’action trépidante, l’univers intérieur des sensations humaines.

Cinq chansons ont aussi une fonction dans la partie proprement théâtrale, elles font apparaître des personnages dont certains, le capitaine, l’émigrant et l’émigrante, participent directement à l’action. Avec elles apparaît un accordéon ou un petit orchestre naïf, composé d’un violon acide, d’un cornet à piston et probablement aussi d’une petite caisse. Toutes les cinq installent un climat sombre, qui va en crescendo jusqu’au départ de l’immigrant, souhaité et redouté. Elles contribuent à ce mélange de vision du monde âpre, et pourtant non sans espérance ni tendresse qui domine cet opéra.

Evoquons à ce propos l’Opéra de quat’sous de Brecht (1928), dans lequel ce sont avant tout les chansons qui parlent de la vie, pour en dire la violence, la poésie, et aussi l’aspect grotesque et dérisoire.

Même dans les moments de liesse, la musique est là pour montrer le désespoir, la tristesse qui habitent, pour l’auteur, le cœur et l’âme de l’homme.

Dans cette œuvre protéiforme, la conception de la mise en scène, la répartition de la parole utilisent toutes les ressources connues ou en inventent.

Tout d’abord trois comédiens interprètent les « parleurs », nom francisé de speakers ; ils s’adressent directement au public, sur le plateau du « Vel’D’hiv », stade ovale immense, dont la piste servait aux courses de vélos. Et le public les entend, grâce à trois haut-parleurs puissants. Ils annoncent les règles de cette nouvelle forme artistique ; c’est une relation inédite qui propose une complicité, une fraternité entre la scène et la salle.

Autre nouveauté, les changements de décor dans ce lieu immense, qui n’est pas un théâtre, se font à vue, sans l’aide d’aucune machinerie ; les machinistes sont même intégrés au spectacle.

Il s’agit d’une vision esthétique, mais aussi politique, d’une reconnaissance d’égalité entre tous les acteurs de la création.

L’auteur invente aussi, pour le confort des spectateurs, autant que pour la lisibilité du spectacle, l’image multiple. Comme dans un tableau de Andy Warhol, chaque nouvel élément de décor, chaque lit habité par son dormeur est avancé en 8 exemplaires, pour que chacun, quelle que soit sa place, se sente proche de l’action scénique ; ce procédé permet à l’intimité de renaître, malgré l’immensité du lieu !

L’épopée proprement dite est confiée d’abord à la voix des 3 « parleurs », des artistes de renom avaient été engagés pour cela. La tonalité des textes qui leur sont réservés est fonction du choix des voix, conduites comme un trio instrumental ; le premier parleur observe le spectacle du monde, le deuxième exprime le pathétique, l’ardeur de la résignation impossible. Le troisième est interprété par une voix de femme mezzo ou contralto ; ajoutons à ces trois voix celle du dormeur et celle de l’ingénieur : ils sont relayés par une douzaine de comédiens professionnels, des mîmes, des figurants adultes, mais aussi des groupes d’enfants, des danseurs, des chanteurs, des sportifs, des choristes ; plusieurs centaines de personnes au total occupaient cette piste, sans compter l’orchestre.

Les indications de mise en scène complètent ces annonces ; elles sont aussi rédigées que les dialogues ; je vous laisse cette fois découvrir, dans la lecture, leur nécessité, tant pour organiser les évolutions sur la piste, les ruptures, les harmonies, les entrées, les sorties d’une telle multitude. De même que dans le Dernier Empereur, ces indications colorent l’ensemble d’une épaisseur presque romanesque, elles compensent à la lecture le risque de desséchement dû à l’exclusion de toute psychologie, au choix du ballet.

Cette pièce protéiforme correspond bien aux valeurs du Front Populaire, et à celles de JRB. Quelques figures populaires, en particulier celles des chanteurs, se détachent de ce grand ensemble ; leurs paroles marquent, car, même s’il s’agit d’un opéra qui mêle tous les genres, la dimension théâtrale garde toute sa force.

Toulon

Légende contemporaine en 3 époques - 11 Novembre 1942, 27 Novembre 42 - Février 1943

Bien différent est le drame de Toulon en ce qui concerne l’époque concernée, les partis pris esthétiques, la construction. Transposition d’un événement politique majeur, le sabordage de la flotte française dans la rade de Toulon, le drame fut écrit à Moscou, pour répondre à une demande du comité d’Etat du théâtre ; l’idée de centrer la pièce sur ce sabordage fut « lancée » et « saisie » dès les premiers entretiens, précise JRB. Cette proposition répondait ainsi à un intérêt du public russe, lié à une émotion forte, issue de l’actualité immédiate.
Il s’agit donc de transposer au théâtre un événement récent, ce qui explique la rapidité de l’écriture, très différente du long travail des drames précédents et en particulier, comme cela a été souligné plusieurs fois, les faiblesses de la 3°partie.

De plus, l’enjeu est d’abord politique : comment un écrivain français, historien engagé, peut-il s’adresser, en 1943, à un public russe, pour lui expliquer le sabordage de la flotte française, sans trahir l’image de la France ?

Mais aussi, sur le plan de l’esthétique théâtrale, comment écrire, construire une tragédie qui parle de l’actualité à chaud, ignorant les précautions et les protections de la distance temporelle ? L’auteur qualifie lui-même le projet d’entreprise folle.

La publication est précédée d’une importante préface. Elle a pour titre « Pourquoi j’ai porté Toulon à la scène ». Et commence par une question : « Y a-t-il une dramaturgie de l’actuel ? » Voilà la question essentielle à laquelle JRB essaie de donner une réponse, sa réponse.

Car il a bien conscience de l’aspect insolite, transgressif du projet. En effet, le recul dans le temps et dans l’espace demeure le choix esthétique des classiques, des romantiques, et des contemporains. C’est la première fois qu’une tragédie traite directement d’un thème actuel, et l’auteur est conscient des risques pris par ce manquement aux règles habituelles du genre. Prenons deux exemples : pour aborder un aspect de la Deuxième Guerre Mondiale, Anouilh choisit d’adapter Antigone de Sophocle, et J P Sartre écrit Les Mouches, transposition d’Electre. La tentative, l’aventure est donc originale. C’est pourquoi JRB multiplie les interrogations inquiètes : « Est-il possible de transporter avec bonheur l’actualité sur scène, en lui conférant le style et la dignité de l’œuvre d’art ? » Autrement dit, fait-on de l’éternel avec l’éphémère, et comment transforme-t-on l’événement en symbole ?

Autre question, qui lui paraît essentielle et à juste titre, celle de la vérité historique : « Est-il possible de faire accepter aux témoins encore présents du drame réel, les inévitables concentrations, déformations et raccourcis que la scène impose ? » Cette question est celle de tout créateur, (c’est-à-dire qu’il s’agit de mentir pour dire la vérité), mais le scrupule de JRB est d’autant plus vif qu’il est historien et qu’il s’adresse, lorsqu’il écrit cette préface, « aux témoins encore vivants du drame » ; c’est pourquoi il précise tout ce qu’il a dû transformer : « ce drame exprime une réalité de forces plus qu’une réalité d’individus. La ligne générale des faits est réelle ; les détails, les épisodes et les acteurs sont de mon invention. »

Deux questions sont donc soulevées par l’auteur : une question esthétique : y a-t-il une dramaturgie de l’actuel ? Et une question historique, celle du respect ou du non-respect des faits et des motifs des actes dans le passage à la création.

Dans quelle mesure JRB arrive-t-il à construire une œuvre convaincante, sur ces deux aspects ? De son invention, en effet, naît cette pièce complexe et pourtant fortement structurée, qui partage l’histoire en trois époques, selon l’expression de l’auteur. Ces époques sont des dates historiques, mais aussi les éléments constitutifs de l’œuvre : ouverture, corps du drame, épilogue.

La première époque, datée du 10-11 Novembre 1942, est la revanche symbolique du 11 Novembre 1918, date de l’armistice avec l’Allemagne ; elle comprend trois tableaux. Le premier présente d’abord la situation : l’annonce et l’envahissement imminent de la zone libre par les Allemands en réponse aux événements d’Alger, le débarquement allié en Afrique du Nord. Seule Toulon est épargnée, parce qu’on préfère prendre la ville, la flotte, l’arsenal, par la corruption. On craint des mouvements de rébellion dans les équipages et dans la ville ; un bataillon de corruption interne, des femmes dirigées par Madame Alice, espionne de haut rang, investira la flotte et la ville. L’enjeu est donc, à ce moment délicat de la guerre, de s’assurer de la maîtrise de la flotte française. Toulon reste une enclave protégée mais menacée. Cette attaque allemande, à mesure qu’elle est connue, provoque des retentissements en cercles, comme des ondes qui se propagent dans l’eau. Au tableau 3, le vice Amiral de Fromanoir fait une tentative de suicide, à l’annonce de l’attaque allemande. Sa fille Marie-Jeanne le sauve, mais cette mort différée est un élément tragique d’importance ; il s’agit en effet d’un chrétien, patriote, qui n’est plus porté par la force symbolique du pouvoir, et sombre : « Mon pays ! Mon beau, mon grand, mon adoré pays ! J’aurai donc assisté à cette horreur : le dernier jour de mon pays, le dernier jour de la France. » Le dialogue prend ici la dimension de la tragédie. Une autre réponse à l’attaque allemande lui est proposée, elle incarne la voix de la révolte ; Martial, 23 ans, enseigne de vaisseau, son fils : « Mais la haute mer est là ». Fromanoir, avec dédain : « pour nous conduire où ? Martial : « A Alger. La guerre recommence ! Le salut... Nos alliés sur la rive d’en face ».

Ainsi Martial et Marie Jeanne ouvrent à leur père un univers de solidarité et lui proposent une autre lecture politique. Mais aussitôt, l’ordre de Vichy stipule une capitulation : « Désarmer les navires, mettre en réparation nos principales unités, vider les soutes à mazout, envoyer une partie des équipages en permission, boucler les meneurs ». Fromanoir est ébranlé, mais il obéit.

La deuxième époque se situe le 25 Novembre 1942, l’état-major allemand à Paris change de tactique : Von Gruner : « Le temps presse. Il nous faut la flotte française tout de suite. Toulon sera occupée dans les 8 heures, fût-ce de haute lutte, et la flotte française passera sous pavillon allemand ». Or, à Toulon, où le narrateur nous ramène aussitôt, les effets des ordres du vice-amiral ont rendu impossible le départ de la flotte. Le désastre est prévisible. Désormais la flotte semble livrée aux Allemands. C’est ici qu’intervient le dernier coup de théâtre, plus fort et plus rapide ; les tableaux 6 et 7 se déroulent à Toulon, la nuit. Le dramaturge donne à voir, de l’intérieur, la mise en place du sabordage par le vice-amiral. Le contexte extérieur est présent aussi, les bruits d’attaque militaire de grande envergure, qui ne cessent d’augmenter, donnant une impression de puissance inexorable. Fromanoir croit d’abord à une attaque anglaise, puis, bouleversé par la réalité de l’attaque allemande, il décide, et formule au téléphone l’ordre final, expression d’une volonté irrévocable cette fois, liée à une prise de conscience : « Il n’y a plus de gouvernement français ! A Vichy, il y a les Allemands ! Et le Maréchal nous a trompés. »

L’engloutissement est annoncé : un éclair aveuglant, une explosion terrible qui éteint toutes les lumières.
En même temps, le 7° tableau met en scène les répercussions dans la ville. La résistance s’organise.

On voit ainsi que deux épisodes rapprochés, 11 Novembre, 27 Novembre, conformes dans les dates, et en partie dans les actes aux données historiques, présentent le jeu simultané des forces en présence. Le temps transposé de la tragédie rend compte du temps réel.

La crise présentée dans la situation initiale est résolue... par la disparition de la flotte. Certes, elle ôte à la France la dernière partie de sa puissance militaire, mais en même temps elle prive l’Allemagne d’un atout considérable à un moment charnière de la guerre. Ainsi la tragédie respecte une loi fondamentale : installer une crise et la résoudre.

Nous résumerons brièvement la 3° époque.

La 3° époque comprend trois courts tableaux, elle est explicitement datée sur un calendrier, c’est le 10 Février 1943, plus de deux mois après le sabordage. Elle ouvre un autre espace, après la fin tragique. Elle joue le rôle d’un épilogue, transformant l‘échec en espoir : les prémisses de la résistance, aperçus dans la deuxième époque, se confirment.

Cette structure fermement dessinée permet une trame complexe, qui situe cette pièce hors des cadres du théâtre classique. Nous sommes en effet plus proches du drame élisabéthain ou du drame romantique, par plusieurs aspects que nous développerons pour en définir l’effet d’ensemble. Quels sont-ils ?

La multiplicité des lieux, des voix transmises par la radio ou le téléphone, les échos.

Les lieux montrés sont limités, Paris, Toulon. Mais de multiples tableaux situent la scène en des endroits divers, ainsi à Toulon le vaisseau amiral, le bar à matelots du port, la ville elle-même, l’arsenal. Ajoutons les lieux juste nommés d’où viennent les émissaires, qui apportent les divers ordres à l’Amiral de Fromanoir : Berlin, Vichy, un endroit de France, lieu de résistance désespérée, celle de Delattre de Tassigny, et l’URSS.
Ces lieux multiples nous montrent les événements et leur impact : citons quelques exemples ; à Paris, le Haut commandement allemand, de même qu’à Berlin ; à Toulon, le haut commandement de la flotte, le vice-amiral de Fromanoir, l’amiral, Bazère, envoyé de Vichy ; mais aussi à Toulon, l’univers des matelots et le peuple du port, berceau de la résistance ; les navires et leurs équipages. Sans oublier la police française représentée par un unique inspecteur. Ces différentes instances sont à l’origine d’une multiplicité de voix.

Certes, la flotte est au centre, garantissant ainsi l’unité d’action, mais c’est le centre d’une toile d’araignée immense, qui a d’infinies ramifications. Le moindre mouvement, le moindre son émis sur un des points secoue l’ensemble. L’art de JRB est ici un art de la simultanéité.

Deux instruments favorisent ces échanges : le téléphone, la radio. Les radios sont fortement chargées d’une personnalité ironique ou tragique.

Evoquons la multiplicité des personnages, burlesques, comiques, tragiques, qui confirment le mélange des genres, et arrêtons-nous encore sur la poésie de la langue. Celle-ci s’impose dans les indications scéniques qui décrivent la flotte. Menacée, aimée, elle est convoitée par tous : « Le quai de Cronstadt, les bassins combles de navires de guerre immobiles, muets, serrés les uns contre les autres- cimetière d’une grande flotte. » Identifiée peu à peu à son chef, elle « meurt », dans la nuit du 27 Novembre. Détonations et explosions font entrevoir les navires de guerre tirant de toutes leurs pièces. Von Gruner, officier lucide, définit la note à payer par l’Allemagne, dans cette guerre de conquête : « la note du sang, des larmes, des bûchers, des pillages. » L’enchaînement inexorable de la cruauté des armées allemandes prend ici une dimension mythique, celle d’un destin. Nous sommes, dit-il, « liés à la terreur comme Ixion à sa roue ».

Ainsi la dimension mythique, symbolique des forces en présence donne à ce combat la dimension d’une épopée. Bien des dialogues proposent des visions symboliques. On sent la volonté de l’écrivain, comme il l’annonce dans sa préface, de tenir un pari : « Est-il possible d’utiliser un événement contemporain comme matière de légende ? » La réponse nous semble ici positive.

Quant à l’aspect historique, il donnera j’espère matière à un débat.

Pour conclure, nous espérons que ces éléments d’étude vous auront donné envie de lire ce théâtre. Pour le moment nous ne vous proposons que deux pièces, Toulon et Naissance d’une cité, mais nous espérons vous en proposer bientôt d’autres.

Sylvie Jedynak