Napoléon, les Juifs, et l’homme moderne
Europe, 15 avril 1928
Jusqu’à Napoléon, tous les dominateurs ont masqué ou excusé leurs actes. Ou bien ils étaient le Prince (Alexandre, Charlemagne, Pierre le Grand, Louis XIV), ou bien ils servaient soit le Prince, soit le Roi des Rois (Richelieu, Cromwell). Washington avait créé un type nouveau de Serviteur : le grand chef républicain, poussé par les circonstances, qui met son génie au service de ses frères. César lui-même était un grand aristocrate. Bonaparte est le premier homme, qui, parti d’en bas, traverse la société comme un bolide et vient jaillir à sa surface.
Quel a été son moteur ? Evidemment l’amour de la France, la haine du désordre, l’horreur que lui inspirent les bavards et les confusionnaires. Il avait un goût impérieux pour la machine qui fonctionne, les hiérarchies respectées. Il ne pouvait souffrir les abus, le gaspillage, l’arbitraire, la concussion.
Mais son amour de la France est un amour d’étranger. Il a aimé la France en Corse, par un choix raisonné, par intelligence, par bon sens. II a aimé en elle la plus grande force matérielle et intellectuelle de son temps. Il l’a aimée pour l’éclat qu’elle promettait, mais non pas d’un amour filial, instinctif. Il 1’a aimée par gloriole et par faste, et nullement parce qu’il ne pouvait faire autrement que l’aimer. Jusque dans sa prédilection pour la France, il y a volonté.
Quant à son amour de l’ordre, c’est avant tout l’amour de son ordre à lui. Né Corse et Méditerranéen, il portait dans le sang la tradition politique qui domine toute l’histoire de la Méditerranée : l’instinct de la tyrannie. Son ordre est tyrannie, son idéal, le bon tyran. La liberté n’a pas de sens pour lui. Elle n’a pas de correspondance en lui. Bonaparte n’admettra jamais d’ordre différent de celui qu’il s’estimera capable d’imposer.
Agité par le sentiment de son génie, bientôt certain de l’ascendant qu’il exerce sur les autres hommes et de l’influence qu’il peut prendre sur eux, il confiera toutes ses espérances de gloire à cette autorité et à ce génie. Et plus la patrie qu’il s’est choisie, cette France lumineuse, attirante, féminine, est riche de gloire, plus il aura besoin de l’étourdir d’une gloire nouvelle pour la dominer.
On ne voit à aucun moment que Bonaparte ait aimé les hommes. On connaît cent occasions où il a manifesté son mépris pour eux. Il a aimé la France et pas les Français, ïl est possible que les Français de 1792 inspirassent plus de mépris que d’affection. Un grand cœur eût trouvé, dans ces années-là, autant d’occasions de pitié et d’affection que de haine et de dégoût.
Le moteur de Napoléon a été le mépris des hommes, l’amour d’une grande abstraction glorieuse, le désir d’étonner ces étrangers brouillons et sanguinaires au milieu desquels il vivait, de les subjuguer par son prestige afin de mieux les plier sous sa discipline.
Napoléon est un des seuls exemples qu’il y ait, dans l’histoire d’un .homme traversant une société de part en part, sans autre moteur que son ambition, sans autre dieu que sa gloire, sans mettre son génie au service d’autre chose que de sa propre force.
Napoléon est le symbole de l’homme seul affrontant le monde humain et en venant à bout. Il semble que, jusqu’à Napoléon, l’homme ne se soit jamais vu offrir d’exemple aussi pur, complet, décisif, dé ce que peut sa force lorsqu’elle est employée sans scrupules, sans plus de pitié pour elle-même que pour les autres.
Napoléon a dit quelque part : Le secret de ma puissance est que je me suis toujours sacrifié à ma destinée.
Il y a une image de l’homme avant Napoléon et une autre image après, et elles ne sont pas comparables, elles n’ont pas de commune mesure.
Napoléon a révélé à l’homme quelque chose sur lui-même. Il a tiré en pleine lumière un des mystères de la nature humaine. On peut penser qu’avant Napoléon les hommes ne se connaissaient qu’à demi. Ils ne soupçonnaient que grossièrement les ressources presque infinies de leur puissance.
L’image que l’homme se faisait de lui-même, avant Napoléon, nous apparaît aujourd’hui timide et provinciale. Dieu, le Prince, l’Etat, le respect humain, la charité chrétienne, la soumission aux lois, autant de barrières. Il n’était pas question de les franchir. Cela n’était même pas possible. Venait-on à transgresser l’une ou l’autre, on s’entourait soigneusement de prétextes, on recourait à des principes, on se réclamait de quelques grandes idées. Napoléon nous a révélé que l’homme était libre, sans autre limitation que celle de son audace et de son mépris.
La vie humaine doit à Napoléon d’avoir pris une tension qu’elle n’avait jamais eue jusque-là. Napoléon est non seulement une loi nouvelle du dynamisme humain, mais il est une éthique. Louis XIV, Philippe II, Pierre le Grand, Frédéric, Cromwell ou Washington ne sont que des produits remarquables d’un monde qu’ils ont laissé, moralement et spirituellement, à peu près semblable à ce qu’il était avant eux. Napoléon a retourné le monde comme une crêpe. Stendhal et Chateaubriand, mais surtout Stendhal, sont les deux premiers observateurs qui ont mis cette catastrophe en pleine lumière. Ses conséquences sont incalculables. Elles se développent devant nos yeux.
Désormais J’homme n’a plus d’autre loi que son bon plaisir, plus d’autre décalogue que l’estime qu’il fait de ses propres forces, la confiance qu’il a en soi- même, la violence de ses passions.
Napoléon, qui a tant travaillé à enchaîner les hommes, a, en réalité, déchaîné l’homme.
Les moindres détails de son caractère nous avertissent qu’avec lui nous avons quitté un monde pour entrer dans un autre. Le monde d’après Napoléon, le monde moderne, c’est celui de la vitesse et de l’immédiateté.
Je ne sais plus quel général de l’armée d’Italie l’abordait pour s’excuser de l’accueil malgracieux que l’état-major venait de faire au jeune général en chef, récemment survenu ; il lui répond : « Demandez-moi tout ce que vous voulez, sauf du temps. » Le temps devient la denrée la plus précieuse de l’homme moderne.
« Quand on veut connaître la valeur d’un métal, ce n’est pas avec un gant qu’il faut le frapper, mais avec un marteau », a-t-il dit une autre fois, à peu près en ces termes. Frapper fort et vite, la méthode est la même pour abattre ses ennemis, éprouver ses amis.
Avec lui, la politesse, les bonnes grâces, les ritournelles de l’ancien régime perdent leur efficacité. Leur règne est passé. Napoléon est pressé. Il veut des réponses instantanées à ses questions. Il interroge brusquement, juge l’interlocuteur sur les premiers^ mots de la réponse, n’entend déjà plus la fin de la phrase. Son regard d’aigle transperce son adversaire... et se trompe une fois sur deux.
Ce culte de la force, du succès, cette estime prépondérante donnée aux qualités pratiques, tout cela forme un ensemble éminemment bourgeois. Je concède que c’est du super-bourgeois. Plus exactement, Bonaparte crée et préforme, dès la fin du XVIIIe siècle, le grand bourgeois d’affaires de la fin du XIXe, tout en le mélangeant encore avec les trivialités de goût et de manières du petit bourgeois de son époque. - Ford et César Birotteau. En tout cas, une image nettement orientée vers l’avenir. Elle n’a plus rien de commun avec le bourgeois du XVIIIe siècle. Elle n’a rien ni du « fermier général », ni du magistrat, ni de l’officier de fortune. L’originalité de Napoléon consiste à être plus près de Ford que du duc de Richelieu ou du maréchal de Saxe, ses prédécesseurs immédiats.
Certes, la rapidité d’esprit, la promptitude dans la répartie, le goût de la vitesse intellectuelle, ne sont pas des inventions napoléoniennes. Ils ont toujours été au fond des préférences de l’Occident. La prédilection de l’Occident pour la vie de société, la conversation mondaine, prouve qu’un esprit vif et piquant y fut toujours prisé. Mais, jusqu’à l’irruption de Napoléon sur la scène du monde, ces jeux ont été considérés comme des jeux. Ils n’ont jamais constitué, à proprement parler, le critérium de valeur d’un individu. La vie mondaine elle-même était ralentie par toutes sortes de cérémonies et d’étiquettes. Les usages sociaux et l’état des choses condamnaient l’existence à une démarche paisible. D’ailleurs ces exercices de virtuosité ne débordaient guère des milieux et des moments où régnait la femme. Simples parades masculines autour de la coquetterie féminine. Les cerveaux les plus futiles n’ignoraient pas qu’il ne s’agissait là que de distractions momentanées. Un épisode dans les saisons de la vie. Tôt ou tard venait l’heure de s’interroger, de rentrer en soi-même, de rompre avec ces amusements, de rendre son prix à la méditation.
La grandeur de l’Occident a été faite, pendant quinze siècles, d’un équilibre entre l’impétuosité d’esprit propre aux Européens, et la leçon toute différente que leur enseignait la religion. Jusqu’au XVIIIe siècle, la civilisation occidentale se développe à l’ombre d’un grand signe oriental. L’expression juste serait que, pendant ces quinze siècles là, l’Occident a vécu « à l’Ombre de la Croix ».
Il n’y a peut-être pas eu d’homme aussi complètement privé d’élément oriental que Napoléon, je veux dire par là d’élément pondérateur. Je ne prétends pas que .la puissance de la méditation lui faisait défaut. Au contraire, peu d’individus ont montré une pareille aptitude à la concentration. Mais cette méditation eut toujours, chez lui, un objet pratique. Elle s’exerçait dans un sens positif. Il répugnait à l’idéologie, c’est-à-dire à tout recours aux principes. Je veux bien qu’il ait été encouragé à ce penchant par le spectacle à peine supportable des idéologues révolutionnaires. Convenons qu’il a porté cette réaction à un degré tel, qu’il faut y voir la marque d’une incapacité organique.
Cet Occidental achevé a naturellement eu la hantise de l’Orient. Mais cette attirance était bien plutôt celle du conquistador que du pèlerin. L’Orient qui troublait son imagination était celui de Golconde et non pas celui du Saint-Sépulcre, celui des rajahs et aucunement celui du Bouddha. En partie sa haine pour l’Angleterre s’explique par la propension qu’il avait à concevoir l’esprit de liberté comme un raffinement d’hypocrisie. En partie elle s’explique par la mainmise de l’Angleterre sur les trésors fabuleux de l’Inde, dont son esprit se grisait d’une manière puérile.
Il n’y a pas eu d’Européen moins chrétien que Napoléon. Catholique assurément, comme le sont les Corses et quantité de Méditerranéens, d’une manière semi païenne et fétichiste. Catholique, il l’est devenu surtout lorsqu’il eut compris que catholicisme et christianisme s’excluaient l’un l’autre, que catholicisme signifiait universalité, et que Rome, c’était l’Empire. Catholique, il l’est devenu lorsqu’il eut commencé à se bercer de l’illusion que le pape pourrait être, entre ses .mains, le plus diligent des préfets, le ministre de la police spirituelle en Europe.
S’il est né, dans ces derniers temps, une inquiétude orientale en Europe, elle a pour cause principale le sentiment confus que, faute d’un frein, l’Europe, livrée à elle-même, est en train de s’emballer. Ce frein a été la croix, si je peux me permettre cette métaphore, tant que la croix a gardé son prestige.
Rousseau était encore chrétien. Robespierre, bon disciple de Rousseau, cherchait, dans les décombres du christianisme, un symbole dont l’influence morale pût freiner utilement les passions déchaînées par la Révolution, et dont l’ombre pût, vaille que vaille, singer l’ombre de la Croix.
Le premier de tous les hommes de la Révolution, Napoléon s’est déchargé de ce souci, a rompu avec ces scrupules et ces craintes, a estimé qu’un bon gendarme suffisait contre le désordre de la turbulence occidentale.
Napoléon a ainsi donné le premier exemple d’un grand homme - c’est-à-dire d’un créateur de type - entièrement cynique, entièrement dégagé de tout respect envers l’Orient, de toute inquiétude envers la parole orientale.
Napoléon est vraiment le premier homme moderne. Il a réalisé lui-même, du premier coup, le modèle définitif, indépassable, inatteignable, de l’homme moderne. Nous voyons, depuis cent ans, des millions de pauvres diables s’évertuer à suivre son exemple, à se modeler sur lui, à le rattraper. Napoléon a lancé dans la circulation un type nouveau de grandeur humaine, type monstrueux, entièrement dominé par le désir sauvage d’accroître sa propre grandeur à tout prix.
II
Envisageons un peu cet homme moderne, dont Napoléon a été l’Adam.
L’activité de l’homme moderne se colore du prétexte bien honorable qu’il faut arracher les gens au fardeau d’un travail accablant et leur rendre des loisirs. Mais, dans une cervelle paresseuse et peu nourrie, le vide qu’on aménage autour d’elle ne sera jamais qu’un prétexte à une convoitise exténuante. N’ayant rien en soi pour combler l’ennui des loisirs, elle le cherche hors de soi, Dans la bourgeoisie actuelle, sur dix femmes qui ont achevé d’élever leurs enfants, dix hommes parvenus aux échelons supérieurs de leur carrière, on en voit neuf qui n’agissent plus que pour combler le vide effroyable de l’ennui. Ceux qui n’y réussissent pas vont grossir l’armée des neurasthéniques, clientèle de choix pour les médecins de riches.
C’est un beau cadeau à faire aux gens qu’une salle de bains pour se laver, du temps pour user de ce confort, de l’argent pour payer le gaz et l’eau. Mais si l’on ne se préoccupe pas, avec autant de zèle, de combler le vide que de le créer, nous obtiendrons un monde bien singulier.
Les Anglais ont été les premiers à avoir su se donner des loisirs. Ils ont pourvu aux dangers de ce loisir au moyen de leur immense puérilité. Ce peuple de rois, qui gère la moitié de la planète, est un peuple d’enfants. On fait remarquer, en Angleterre, que le mot spleen a disparu de l’usage anglais. Il a disparu avec la chose. Le spleen anglais date de l’incroyable fortune réalisée par la bourgeoisie anglaise au XVIIIe siècle. Les enfants de ces nouveaux riches ont d’abord crevé d’ennui dans leurs brouillards et n’ont plus su que faire de leur misérable vie. Puis ils ont découvert qu’ils pouvaient continuer à jouer, dans leur âge mûr, comme ils jouaient, enfants. Cela s’appelle le sport.
Le sport a tué le spleen. Sport, en anglais, veut dire jeu. Nous imitons les Anglais et faisons du sport. Mais sport, en français, ne veut pas dire jeu. En français, sport ne veut dire que sport. Et le sport n’est pas du tout un jeu pour les Français. C’est une bataille comme une autre, une passion, une concurrence, une rivalité, un corrosif de l’émulation et de l’amour- propre.
Les Anglais gardent la possibilité de faire du sport comme on joue au billard, avec le sentiment qu’il ne s’agit là que d’une détente. Influence secrète des mots. Les Français jouent au billard, aux boules ou au tennis avec une espèce de bonne grâce. Au besoin le verbe leur rappelle à temps qu’il n’est question que de jouer. Rien ne le leur rappelle quand ils disent : Nous faisons du sport. Ce malentendu contribue à donner au sport français son caractère brûlant de lutte et de concurrence. Le sport anglais a tué le spleen anglais. Le sport français est en train de se tourner en une sorte d’égotisme plastique et sensuel dont les effets ne sont pas moins morbides que l’égotisme cérébral de Barrés. Montherlant est l’égotiste sportif de notre génération.
Pour des populations très nerveuses, affolées d’amour-propre, le sport n’est pas une détente, il est un irritant et il s’ajoute aux irritants de la vie pratique, du travail, de la profession, de la famille.
Il y avait beaucoup de spleenétiques en Angleterre, vers 1830. Il y a beaucoup de neurasthéniques en France, vers 1930.
Et plus on exténuera les gens à force de convoitises, plus on créera de neurasthéniques.
Il faut alors revenir au problème du frein.
Il y a eu un f ;rein pendant deux mille ans. II s’est d’abord appelé stoïcisme, puis christianisme. C’était, dans l’un et l’autre cas, une arme contre la convoitise, un moyen d’équilibrer le plein du dehors par le plein du dedans.
Le christianisme a été un stoïcisme à l’usage du peuple, des femmes et des esclaves, c’est-à-dire un stoïcisme adultéré par un mensonge. Le stoïcisme faisait poliment leur place aux dieux et se souciait peu de la récompense d’outre-tombe. Il n’en parlait que par égard pour les femmes et les esclaves ; ou les âmes de femmes et d’esclaves. Le stoïcisme était un merveilleux pessimisme. Il s’appuyait sur la conviction que fa vie était une chose indifférente, en soi ni bonne ni mauvaise, qu’elle ne constituait pas un cadeau miraculeux,et ne contenait pas,incluse, la promesse d’un progrès, d’un développement, d’un ordre final. Mais enfin, puisqu’elle était, il fallait bien la vivre et chercher le moyen de la vivre.
Même dans un monde simple comme l’était le monde antique, ces moyens n’étaient pas simples et le stoïcisme a fait une grande chose. Doctrine à base de désespoir hardiment supporté.
Le christianisme l’a remplacée par un mensonge doré. Il fallait échapper à la question sociale, à l’énigme du mal, de l’injustice et de l’inégalité. Et il fallait en même temps échapper à là réponse désespérée des stoïciens. Jésus y a pourvu en prenant hypothèque sur l’outre-tombe.
Pilule sucrée. Depuis dix-neuf siècles, toutes les âmes d’esclaves chantent les louanges du remède, et toutes les âmes -d’hommes se réfugient silencieusement dans un pessimisme qui, pour être chrétien de nom, n’en est pas moins, stoïcien, singulièrement.
Il s’est dépensé bien de l’ingéniosité pour accommoder le pessimisme radical auquel conduit le spectacle de la vie, avec l’optimisme de la parole chrétienne. Quelques-uns des plus grands esprits de ces dix-neuf siècles ont consacré leurs forces à prouver que, si grande que fût la mansuétude divine, si adorable la promesse de l’au-delà, si réconfortante l’architecture d’un monde où toute chose recevait sa place et son explication, il restait, malgré tout, beaucoup de motifs de douter de notre salut et de retrouver des raisons de désespérer. C’est un spectacle très touchant que celui de ces disputes théologiques où les docteurs de l’Eglise s’acharnent à contester à l’homme le droit de jouir de la bonté divine. Parce qu’ils savaient bien, au fond d’eux... !
Deux réponses au problème de la destinée, la chrétienne et l’islamique, ont usé de cette esquive et de l’hypothèque prise sur la vie future. Un peuple s’y est refusé : les Juifs.
Les Juifs ne font pas état de la vie future. Mais comme il faut trouver des raisons d’être et un aliment à la vie, ils les ont imaginés dans la perpétuité du peuple. Et pour que cette perpétuité en valût la peine, ils ont fait de ce peuple le Peuple type, le Peuple élu. Suffit d’avoir travaillé à la durée, à l’avenir du Peuple élu, d’appartenir à cette élite, de participer avec elle à cette autre promesse, à cette autre hypothèque, indéfiniment différée, qui est celle du Messie.
Mensonge, là aussi. Toutefois mensonge plus insidieux. La flatterie, qu’il y a au fond du christianisme, et qui pénètre si subtilement les âmes, celle d’une complicité personnelle et consciente avec Dieu par l’intermédiaire d’une légion de personnages divins, tous empressés à faire la chaîne entre le pêcheur et l’immensité du monde créé dans son Créateur, cette flatterie est tellement reculée et diffuse, dans le Judaïsme, qu’elle prend un autre caractère.
Dieu ne connaît pas le Juif ; il ne connaît que le peuple juif. Dieu ne promet rien au Juif ; il promet quelque chose au peuple juif. Cette promesse ne consiste qu’en ceci : durer. Et encore, à de certaines conditions. Quant à revivre, l’espérance en est rejetée dans un tel éloignement, qu’elle fait songer à une aumône. On se fait enterrer dans la Vallée de Josaphat, mais je doute que beaucoup de ces enterrés se soient représenté, de leur vivant, avec ardeur et précision, leur résurrection temporelle, de la façon que le chrétien envisage, au moment où il expire, l’envol effectif de son âme libérée.
La morale chrétienne est une morale d’individus, la morale juive, une morale de société.
Le mal dont notre siècle se plaint est d’avoir perdu foi, depuis cent cinquante ans, dans la promesse d’outre-tombe faite par Jésus. L’esquive de Jésus a été percée à jour et son hypothèque protestée. Or, bien avant le christianisme, il y avait déjà des mythes et des mystères auxquels presque tout le monde était initié, autour de la Méditerranée et dans l’Empiré romain.
Ces mystères étaient d’une nature analogue à ceux du christianisme. Ils comportaient le même enseignement essentiel.
Par ailleurs, chez les Germains et les Scandinaves, l’immortalité personnelle ne faisait pas de doute ; non plus sans doute chez les Celtes, les Gaulois. Donc, en des âmes habituées héréditairement, depuis des milliers d’années, à croire à la survie personnelle, la disparition de cette croyance a creusé un vide. Et la moralité privée, le système de la morale classique, la moralité publique qui en résultait, vacillent toutes au bord de ce vide.
La place était bonne, la place était à prendre, pour des gens immunisés contre ce vertige et habitués héréditairement à ne faire usage que d’une morale publique. Les Juifs ont trouvé le terrain libre. Une partie de la vigueur qui émerveille en eux vient de ce qu’ils sont presque les seuls hommes modernes qui n’usent pas leurs forces à résoudre un conflit préalable. Ils naissent tout adaptés à un monde où la religion personnelle est en train de disparaître et qui cherche à la remplacer par une religion de société, par une morale de peuple.
Pour le dire en passant, les Juifs, entraînés par la contagion du désordre européen, sont en train de perdre cette moralité interne, moralité de petit groupe, cette rigueur de minorité persécutée, qui les avaient préservés, pendant la diaspora . Ils n’en apparaissent pas moins, à notre époque, comme des individus particulièrement robustes. Ils inculquent aux peuples qui les ont accueillis un peu de ce fétichisme de l’avenir, qui est en eux, un peu de cette foi héréditaire dans la raison d’être de l’homme, qui soutient leur énergie. Même Karl Marx, qui se croyait matérialiste, a construit une métaphysique du finalisme social. Il est parti de cette conviction à priori que justice et bonheur étaient dues à l’humanité, et que nous manquions à notre devoir en ne travaillant pas de toutes nos forces à en hâter le triomphe.
Les Juifs, dans le monde moderne, sont un élément nouveau d’illusion, de duperie, mais aussi d’énergie et de durée. Ils ont le fanatisme de la félicité publique, de la justice sur terre, de l’avenir de la société. Il ne leur vient pas à l’idée que l’homme puisse être ici-bas sans cause et sans but. Ils l’obligent passionnément à se souhaiter plus ; heureux. Croyant à ce bonheur, ils croient aux moyens naturels de découvrir ce bonheur, ils croient à la légitimité de toute mesure, fût-elle violente et tyrannique, qui hâtera l’avènement de ce bonheur. Ils ne sont aucunement stoïciens. Leur fameux scepticisme, la fameuse ironie juive, trouvent bientôt leur limite. Le Juif ne croit pas que rien de ce qu’il entreprend soit pour lui. Il n’espère pas voir le fruit de l’arbre qu’il plante, ni reposer à son ombre, et cela ne l’empêche pas d’y travailler comme si c’était un arbre, comme s’il devait avoir une ombre et un fruit. Il rit de lui assis à l’ombre, de lui mangeant le fruit ; mais il ne rit ni du fruit ni de l’ombre. Advienne qu’il rie de l’ombre et du fruit, il ne rit pas de l’arbre. S’il est très intelligent, il peut même arriver qu’il rie de l’arbre ; mais il ne rit pas du trou qu’il est en train de creuser pour que son fils y plante l’arbre. Voilà où s’arrête le scepticisme juif, où commencent la loi juive, le fétichisme, le fanatisme juifs.
On conçoit la séduction que ce scepticisme mélangé à ce fanatisme exerce sur nos contemporains. Mais cette Promesse dont vit le Juif n’est pas d’une qualité métaphysique plus solide que la promesse chrétienne. L’hypothèque prise par Adonaï sur la millième génération à naître dans le Peuple élu n’est pas plus valable que l’hypothèque prise par Jésus sur chacune de nos existences d’outre-tombe.
La morale sociale que les grands laïcs du XIXe siècle ont ébauchée, et qu’ils enseignent dans les écoles de la République, n’est qu’une extension molle de la métaphysique religieuse des Juifs. Mais cette métaphysique ne peut suffire qu’à un petit peuple qui se regarde comme élu et respecte en soi-même à la fois le spectateur et le spectacle du monde ; elle perd toute efficacité dès qu’elle s’élargit aux proportions de l’humanité entière.
Appartenir au peuple élu suffisait à donner une certaine rigidité aux petites communautés juives dispersées à travers le monde. Noblesse obligeait.
Du jour où tout le monde participe à la Promesse, où c’est toute l’humanité qui est élue, où victoire et bonheur deviennent le lot de tous, - plus de contrainte, plus de noblesse. Le bonheur même s’encanaille. Personne ne mérite plus de s’offrir en spectacle et en exemple. Personne n’a plus le droit de se poser en témoin ni en juge. Le bonheur promis s’éloigne à mesure que nous tendons la main vers lui. La justice dont on nous flatte n’a plus de motif ni d’excuse. La morale n’a plus d’obligations ni de sanctions. Elle n’a surtout plus de base ni de faîte.
Et pourtant, il faut vivre. Et trouver une raison de vivre. Peut-être la vie n’a d’autre raison d’être que précisément d’être. C’est un mobile qui continue à se déplacer parce qu’il se déplace et que les lois de la matière ne contrarient pas encore son déplacement.
S’il en est ainsi, la recherche du bonheur devient un leurre puisqu’il n’y a pas de bonheur, puisqu’il n’y a rien à quoi nous puissions comparer notre bonheur, et qu’alors chacun est maître d’apprécier l’étendue de bonheur dont il se croit digne.
Me voici revenu à Napoléon. Mais nous savons déjà que Napoléon marque le terme au delà duquel commence la destruction de l’humanité, que, Napoléon, c’est déjà la rupture de l’équilibre entre le délire solitaire de l’individu et la capacité de la masse humaine à contenir de pareils délires et de pareils individus.
Alors il nous faut faire un pas de plus, dépasser Napoléon, et, l’ayant dépassé, nous retrouver dans le grand désespoir austère et muré des stoïciens, dans le grand silence stoïcien.
Donc, silence.
JEAN-RICHARD BLOCH.
(Europe du 15 avril 1928, pages 457 à 472)