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Le Robinson Juif
Europe du 15 juillet 1970, pages 93 à 131

Récit du voyage en Palestine de J.-R. Bloch en 1925 pour l’inauguration de la nouvelle Université de Jérusalem.

Article mis en ligne le 19 septembre 2009
dernière modification le 23 octobre 2022

par Jean-Richard Bloch

Ce texte est publié à titre de document historique, écrit en 1925. Il témoigne de ce que pouvait penser à cette époque un intellectuel juif de gauche. Il convient de préciser qu’en 1929 Jean-Richard Bloch a pris conscience du soulèvement palestinien qui s’est déclenché cette année, et qu’à partir de ce moment il a rompu avec ses sympathies sionistes de la période antérieure.

LE ROBINSON JUIF

(Europe, 15 juillet 1970, pp.93-131)

Les textes de Jean-Richard Bloch qu’on va lire ont été publiés en 1925, les deux premiers dans Le Quotidien, la suite dans l’Intransigeant.

Il suffit, croyons-nous, de cette indication de date pour les situer à la fois dans la vie de l’auteur de Sur un cargo (publié l’année précédente) et dans un moment historique fort important.

Est-il besoin de dire que notre vision d’aujourd’hui ne pouvait être celle de Jean-Richard Bloch, voici quarante- cinq ans ?

La qualité littéraire de ces pages est grande : à une époque où le reportage photographique et le film tenaient une assez faible place dans l’information, l’art de l’écrivain rend remarquablement sensibles les paysages, la présence humaine, ces mille détails concrets de la chose vue que Jean-Richard Bloch nous permet de saisir dans leurs exactes couleurs, dans leur saveur la plus fine.

Rien n’a vieilli ici et de nombreux passages de ce récit, sur les plans divers du documentaire géographique, de la notation historique ou sociologique, sont des pages d’anthologie. C’est que l’écrivain se met au service de l’observateur et du témoin. Cette forme de journalisme - Hugo, Zola et quelques autres l’ont démontré - n’est pas une mauvaise école. L’écrivain n’en sort pas amoindri ou déchu, il s’y affirme par l’exigence même du genre et par la rigueur modeste qu’elle nécessite.

Et ce n’est pas tant un jugement, une conclusion définitive qui nous sont proposés qu’une réflexion sur des faits, des figures, des réalités de l’histoire générale à un moment donné, des réalités du quotidien, au bout de laquelle le lecteur formulera, s’il le veut et s’il le peut, sa conclusion.

Pas plus qu’on ne saurait solliciter un texte, le reporter doit s’efforcer de ne point solliciter le matériau de son art : le principal de son art étant justement de nous fournir ce matériau, comme si nous y étions.

Ce qui ne signifie pas, bien sûr, que les multiples éléments du reportage nous sont racontés par une bouche anonyme et dans une ennuyeuse grisaille. On sent à chaque ligne une personnalité vivante et même vibrante de générosité, d’espoir humain. Il y a six ans que Jean-Richard Bloch a été démobilisé. Il a quarante et un ans et il atteint sa plénitude créatrice. Son œuvre est déjà considérable et se développe dans des directions et des genres divers. ...Et Compagnie a été publié en 1918. L’année suivante, il écrit la première version du Dernier empereur. Il commence La nuit Kurde, écrit Dix filles dans un pré, « ballet imaginaire ». Il a fondé Europe en 1923 avec Romain Rolland et écrit pour Daniel Lazarus le livret de l’Illustre Magicien. Il publiera Locomotives en 1924.

Cette ardeur de vie et de création va s’amplifier, la personnalité politique et sociale de cet écrivain dans la cité, ne va cesser de s’enrichir.

Les pages qu’on va lire ont de ce fait pour nous un mérite supplémentaire : elles expriment un homme. Sincère, attentif à tout ce qui naît, ce qui vit, ce qui peut fleurir comme à tout ce que les séquelles de la guerre et la montée du fascisme vont de plus en plus mettre en péril.

D’où leur haute valeur d’émotion, leur chaleur, leur présence.

Pierre GAMARRA.

VERS JÉRUSALEM

Je suis en train de travailler, au coin de mon feu. Matinée d’hiver parisien, froide, opaque. Je songe avec délices aux obligations contractées, auxquelles je suis sûr de satisfaire, pourvu que rien n’interrompe le paisible emploi de mon temps.

Téléphone.

 Allô ? me dit une voix amie, voulez-vous partir pour la Palestine ?

 ...Palestine ?

 Oui... Inauguration de l’Université de Jérusalem.

 Votre proposition me touche, mais me surprend. Je voudrais examiner, me retourner...

 C’est bien ! C’est bien ! Retenons votre place dans l’express du 22, sur le paquebot du 23. Je vous souhaite un bon voyage !

 Allô ! Allô ! Mais... Ne coupez pas ! Allô ! Mais... Ça y est, il a raccroché !

Et voilà comment j’ai quitté le coin de mon feu, la page commencée, les engagements pris et me trouve dérivant, une fois de plus, à travers le vaste monde, en route vers Jérusalem.

***

Ce sont deux choses très différentes que la Palestine de nos souvenirs d’enfant et celle de l’Indicateur des Chemins de fer. Pour la plupart d’entre nous, la Palestine se place quelque part dans le monde fabuleux, qui comprend les Pyramides et la baleine de Jonas, Nabuchodonosor et Salomé.

Comment s’y prend-on, en 1925, pour gagner cette région confuse et miraculée ? Cela commence à Marseille, par le paquebot d’Egypte. Car il a toujours été dans la destinée des Hébreux de ne pouvoir entrer chez eux, sans passer par ce pays-là.

Et déjà ce paquebot français apparaît comme un étrange morceau de Palestine flottante. Un irrévérencieux dirait : une Arche de Noé.
Du temps que le Général-Metzinger s’appelait encore Cap-Ortegal, battait pavillon allemand et faisait l’Amérique du Sud, il a transporté bien des lourds et mornes troupeaux d’émigrants. Rappelez-vous également ces trains de pèlerinage, hystériques, hallucinés, avec leur charge de fanatisme aveugle...

Or, ce sont bien des pèlerins, qui ont envahi l’énorme navire, depuis les quatrièmes jusqu’aux cabines de luxe.

Pourtant, ni mornes, ni hallucinés, je vous le certifie.

Dès que la mer le permet, bravant même la tempête glacée qui soulève la Méditerranée, ces pèlerins surgissent des entreponts et danses et chœurs de s’organiser.

Au centre d’un groupe compact, toujours renouvelé, un gros diable de rouquin, la chevelure livrée au vent comme une flamme, le front vigoureux, le cou trapu, les yeux étincelants derrière ses lunettes convexes, rit de toutes ses dents, qu’il a blanches et or, bat la mesure, chante le couplet, entraîne tout à sa suite.

Les petits troupiers bleu-horizon, qui regagnent la Syrie en fin de permission, contemplent le spectacle avec bonne humeur. Les ingénieurs anglais du Haut-Nil, les solennels géographes des Deux Mondes, qui se rendent au Congrès international du Caire, tendent l’oreille, là- haut, aux sons de cette langue inconnue.

Car ces refrains si animés, ces chœurs vigoureux sont de l’hébreu.
Des poètes, des grammairiens ont, depuis trente ans, arraché la vieille langue à sa solennelle léthargie, l’ont refondue, lancée dans le monde des vivants.

Le troisième soir, un meeting a réuni la majeure partie des passagers dans une des salles à manger. Discours en hébreu, récitation de poèmes modernes hébraïques. Tout ce public, issu de vingt pays différents, écoute, comprend, participe.

Mais on ne réussit pas la renaissance d’une langue par simple caprice d’écrivain ou de philologue ! Serais-je le témoin d’une formidable expérience, qui aurait un pays pour cornue, une foi pour acide et, pour objet, la résurrection d’un peuple entier ?

L’ARRIVÉE A JÉRUSALEM PAR LE « PALESTINE-EXPRESS »

Un appareil cinématographique, braqué à la fenêtre d’un train venant d’Egypte, fournirait un film géographique merveilleux. On y verrait par quels dégradés insensibles le désert peut faire place à la plaine la plus fertile.

D’abord, dans un pli des dunes, une maigre oasis, vite dépassée. Puis, ça et là, une herbe pauvre, rase, entremêlée de petites plantes épineuses. De larges étendues de sable s’intercalent encore.

Arrive un moment où cette herbe semble avoir reçu un alignement volontaire, et où vous vous dites : du blé ! Les champs se soudent ; le sable se fonce, devient terre par degrés ; des haies se dessinent ; des arbres se dressent.

On croit assister au récit de la naissance foudroyante de la vie à la surface d’une planète desséchée.

C’est ainsi qu’à notre tour nous avons pénétré dans le pays des Philistins. Gaza ! Pendant une heure, le train roule entre les villages arabes, tas de boue séchée, d’aspect misérable.

Tout à coup des tuiles rouges chantent à travers les arbres. Une gare. Sur le quai, deux garçons rieurs, vigoureux, le cou nu, les bras nus, cheveux et poitrine au vent, la peau brune, les jambes guêtrées.

Ce sont les premiers colons juifs que j’aie vus. Qui a écrit qu’il n’avait jamais vu rire un de ces colons ?

Et ce ne sont point des cow-boys pour magazines illustrés. Leurs guêtres sont boueuses, leurs mains calleuses. Mais leur œil bleu vous dévisage franchement sous leurs sourcils blond pâle. Combien y a-t-il de mois que ces beaux garçons tramaient dans les ruelles boueuses de Varsovie ?

La ligne côtière des Anglais va du canal de Suez à Caïffa. Elle coupe à Lydda la vieille ligne turque de Jaffa à Jérusalem. Les Anglais ont porté celle-ci à l’écartement normal, mais il faut toujours changer de train.

Les villages arabes se serrent sur les monticules où, comme en Italie, les alertes perpétuelles refoulaient l’habitant. Le village juif s’étend en plaine. Il date ainsi le début de l’ère pacifique.

Chez l’Arabe, la maison s’accote à la maison, chaque cube de boue étaye les cubes environnants, et, du tout, émerge faiblement la coupole blanche et basse de la mosquée.

Beaucoup de colonies sionistes ne sont encore que des baraques couvertes de tôle ondulée, ou des abris-métros de l’armée anglaise. Qu’ils soient déjà construits « en dur », ou non, leurs maisons s’espacent, entourées de leur jardin, séparées par des rues larges.

Surtout chaque agglomération se couronne d’un édifice qui, de loin, suffit à le signaler, qui est son clocher, sa coupole, son minaret : le château d’eau en ciment armé.

Mais Jérusalem est à 800 mètres d’altitude. Il n’est accordé que 65 kilomètres à la ligne pour regagner cette différence de niveau. Elle ne s’attarde pas en plaine.

Connaissez-vous les garrigues languedociennes ? Les âpres collines du Gard ? Les pentes dénudées des Basses-Alpes ? Vous aurez une idée de cette Judée, dont les tables calcaires, indéfiniment superposées luisent au soleil comme de l’os blanchi.

Pendant deux heures le train remonte la gorge du Sorec, le wagon grince aux courbes, les deux machines s’époumonent.

Et chacune des arêtes rocheuses accroche déjà un souvenir. Ici naquit Dalila, et là Judas Macchabée battit les Romains ; ici Baudouin IV battit les Musulmans, et là saint Pierre guérit un paralytique.
Déjà les civilisations se rejoignent, les époques se confondent, les fois se pénètrent, les temps se brouillent. L’alchimie morale de Jérusalem commence dès qu’on a mis le pied en Judée.
Cependant la désolation du paysage s’accroît. Plus un arbre, plus une herbe ; le lit des torrents est à sec.

Tout à coup, sur un sommet, quelques cyprès autour d’un vaste couvent. Et le train s’arrête. Est-il croyable que nous soyons à Jérusalem ?

Une auto nous emporte à travers des terrains vagues, des talus, des quartiers neufs, des maisons blanches, poussiéreuses, toute la misère d’une ville hâtive pour touristes et pèlerins.

Je tourne la tête en tous sens, je cherche à nommer les sites que mon esprit hante depuis tant d’années. Etes-vous donc là, Temple de Salomon, Mur des Pleurs, Saint-Sépulcre, Mosquée d’Omar ? Est-ce vous que j’aperçois à travers la poussière des autos et les cris des portiers d’hôtel, Mont des Oliviers ?

Jérusalem se dérobe hermétiquement au nouveau venu. Il faut, par bonheur, encore, l’aller découvrir où elle se cache.

UNE FRONTIÈRE DE SABLE

D’Egypte en Palestine, si vous jetez les yeux sur votre atlas, l’étape semble insignifiante. Pourtant les Hébreux mirent quarante années à la couvrir. Un record. Et si j’ouvre l’indicateur des chemins de fer de la Palestine, j’y remarque, sur la carte, en regard de certains noms, des dates, celles des combats qui s’y sont livrés au cours de la dernière guerre.

Au début de 1916, les Germano-Turcs menaçaient directement le canal de Suez. La frontière égyptienne se trouve à 200 kilomètres plus à l’est, en sol asiatique. Les Anglais ne l’atteignirent qu’en mai 1917. Mais ces 200 kilomètres ne sont que désert. Et ce mot n’est pas un euphémisme. Croyez-m’en. Le désert du Sinaï n’a rien à envier au Sahara. Pas un puits, pas une oasis.

J’ai rencontré l’ingénieur anglais qui, pendant la guerre, dirigea le service des eaux de l’armée. Toute l’eau douce dut être amenée de la région du Canal.

L’armée avançait en déroulant derrière soi un énorme ver, une tuyauterie babylonienne. Quatre cent cinquante mille rationnaires vivaient suspendus à cette canalisation de cinquante lieues. Le chemin de fer lui-même, qu’on poussait derrière l’armée, réclamait sa part du torrent quotidien.

***

Moins de huit ans ont passé. Et voici comment les choses se présentent.
Vous prenez, en gare du Caire, à 18 heures, l’express de Port-Saïd. Sachez qu’en cette saison rien ne ressemble plus à un paysage français que le delta du Nil, vu de la vitre d’un compartiment. De loin, le palmier imite à merveille le peuplier. Les villages fument sous des bouquets d’arbres. Aucun détail essentiel n’oblige à se rappeler que ces villages ne sont que des tanières de fellahs, ces arbres des eucalyptus, et ces champs verts des plantations de coton.

L’atmosphère elle-même, humide, embuée, évoque la Flandre. La nuit tombe, familière, lumineuse, nuit d’été en Ile de France. Des phares d’autos glissent sur des routes. N’était le tarbouche du contrôleur qui vient poinçonner votre billet, et la lippe dédaigneuse d’un chameau, brusquement éclairé par la lampe d’un passage à niveau, rien ne vous parlerait de dépaysement. (Je ne vous garantis d’ailleurs pas que, si vous faisiez seulement trente pas sur une de ces routes, votre illusion subsisterait...)

Vers neuf heures du soir, une lueur blafarde inonde subitement le wagon et s’éclipse, Le train vient de traverser le pinceau d’un projecteur de navire. Nous approchons du Canal.

***

Des individus bruyants, richement casquettés, se répandent dans les couloirs : « Palestaïne Express Company ! » Moyennant dix piastres (dix francs au cours du jour), ces philanthropes s’engagent à vous déposer de l’autre côté du Canal et de la douane, vous et vos bagages.

Pour plus de commodité, la douane palestinienne a été avancée jusqu’au Canal lui-même.

El Kantara Ouest... Une petite gare de banlieue... Trottoirs sans abris... Le train se vide aux trois quarts. Les valises voltigent par les fenêtres. Les porteurs arabes se jettent sur vous. Vous êtes étonné qu’ils vous laissent votre chapeau et vos bottines. Cependant vous criez de tous vos poumons : Palestaïne Express ! comme le philanthrope à casquette verte vous l’avait recommandé. Les Arabes vous répondent : Palestaïne, yes ! et vous dépouillent avec un redoublement de fureur.

Bientôt, dans le bâtiment exigu de la douane, une foule boxe pour extraire les colis de la montagne que les porteurs édifient. Il y faut une grande heure, et cela donne lieu à autant de crises de nerfs, de glapissements, d’injures et de bousculades qu’en exige le passage de n’importe quelle frontière.

Un petit bac à vapeur assure la traversée du Canal. Il va et vient avec activité et fait ce qu’il peut. Mais « il peut peu ».

El Kantara Est. Une nouvelle heure pour le visa des passeports. La nuit est froide. Le public s’écrase entre des barrières insuffisantes. La Semaine Sainte, l’inauguration de l’Université de Jérusalem provoquent un afflux de voyageurs. Il y en a deux mille là où, en temps ordinaire, il y en a deux cents. Tout le monde le savait, l’avait prévu, fors l’administration.

Pendant ce temps, les porteurs édifient sur le quai de cette autre petite gare une autre pyramide de bagages. Nouvelle bagarre pour reconnaître son bien. Le miracle c’est qu’à minuit tout le monde a recouvré son bien, trouvé une place dans le train.

On a conservé, consolidé la ligne construite pendant la guerre. Très confortables, les trains palestiniens. Celui- ci s’ébranle du reste avec une grande heure de retard.

Quand vous ouvrez les yeux, au petit jour, vous êtes surpris par une curieuse lueur chamois qui baigne le plafond de votre compartiment. C’est le reflet des sables.

Et tout à coup, seul dans ce désert, un immense panneau-réclame. Vous vous apprêtez à y lire une annonce telle que Quinquina X ou Biscuit Z. Non. Les mots qui y sont peints portent le trouble et l’émotion dans votre esprit, car vous déchiffrez au passage : Frontière de la Palestine.
Le train ne s’arrête pas. Pour qui s’arrêterait-il ?

LES JUIFS EN PALESTINE

Vous avez vu comment on arrive à Jérusalem. Maintenant que nous y sommes parvenus, présentons les personnages qui nous y attendent, éclairons notre lanterne.

Sur une population de 7 à 750.000 habitants, la Palestine comprenait avant la guerre environ 80 000 Juifs, presque tous concentrés à Jérusalem, orthodoxes, immobiles, murés dans le maintien de leur foi et de leur pieuse lamentation.

Ces Juifs étaient de tous les rites et de toutes les origines. Leur groupe était alimenté par un lent afflux de vieillards du monde entier, désireux d’aller mourir sur la terre promise. Au contraire les jeunes gens nés en Palestine et apprenant le français dans les écoles de l’Alliance Israélite Universelle, avaient tendance à émigrer et à chercher dans le vaste monde une vie moins rétrécie. Ils restaient d’ailleurs orthodoxes et secrètement fidèles à leur pays natal.

D’autres groupements juifs végétaient de temps immémorial sur la côte (à Jaffa, à Caïffa), en Haute Galilée (à Tibériade). Enfin quelques colonies créées par le baron Edmond de Rothschild prospéraient ça et là sur des domaines achetés aux Arabes, rassemblant quelques milliers de paysans, d’artisans, de vignerons et de petits propriétaires juifs.
Le mouvement sioniste, la guerre, la proclamation d’un Foyer National juif protégé par la Société des Nations (« Déclaration Balfour ») sont venus modifier profondément le climat moral et le rythme matériel du judaïsme en Palestine.

On évalue à 45.000 le nombre des immigrants installés en Terre Promise depuis la guerre. Une année de crise économique avait enrayé le mouvement (1922/28). De nouvelles persécutions en Roumanie, en Pologne, dans certains États baltes - le réveil de l’antisémitisme en Allemagne, les mesures sévères prises par le Canada et les États-Unis contre l’immigration, - les résultats relativement heureux obtenus par les premiers colons, et surtout l’atmosphère de fièvre messianique développée par la guerre dans les malheureuses agglomérations juives de l’Europe Orientale, toutes ces causes ont provoqué une reprise de l’immigration.

Elle ne se fait pas sans surveillance. L’administration anglaise ne délivre de passeports que dans la mesure où l’Exécutif Sioniste, officiellement reconnu (il a son centre à Londres, une direction locale à Jérusalem, ses agents et représentants un peu partout) peut faire la preuve qu’il est en état de subvenir aux besoins de ces nouveaux venus et de les établir.

Le Sionisme ne tire ses ressources que des dons volontaires auxquels les Israélites d’Amérique et d’Allemagne contribuent surtout. L’influence de ces deux pays en Palestine en est accrue d’autant. Celle de l’Angleterre lui vient de son rôle de nation protectrice. Celle de la Russie de la prépondérance des éléments slaves dans le peuplement. La France jouait là le premier rôle il y a dix ans, elle se voit rejetée au cinquième. Sa langue, son rayonnement en sont affectés. Le français est en voie de régression foudroyante sur le sol palestinien.

Au cours du dernier semestre, il n’est pas entré moins de 2.000 immigrants par mois, principalement originaires de l’Europe Orientale.

Il est évident qu’un certain nombre d’immigrants se découragent et repartent. Leur nombre est difficile à prévoir. Il paraît faible. Le plus curieux c’est que beaucoup de ces désenchantés reviennent au bout de quelques mois, ne pouvant plus supporter l’atmosphère de la galoud (la « dispersion ») et des grandes villes. Et, revenus, ils s’acclimatent définitivement.

Ainsi la population juive de Palestine a augmenté de plus de moitié depuis la guerre. En cinq années, il s’est fait autant de travail qu’en dix siècles.

Mais l’importance de l’événement ne réside pas dans les chiffres seuls, il réside dans son esprit. L’immense majorité des immigrants de l’après-guerre sont des jeunes gens, ouvriers et paysans socialistes, petits bourgeois aisés. Très attachés à leurs traditions historiques, à leur solidarité juive, ils le sont beaucoup moins aux rites et à la religion. Les hommes ont coupé leurs papillotes rituelles, rejeté le manteau, le chapeau noir, le marmottement pieux, les gestes consacrés. Les jeunes filles vont le cou et les bras nus, les boucles au vent, saines et libres.
Ce peuple pâle, écrasé, ce peuple de petits boutiquiers au dos voûté s’est redressé d’un coup de reins. Un esprit de fierté, d’indépendance l’anime. Il trouve pour s’établir une terre aux trois quarts dépeuplée, dévastée, mais dont l’antique richesse est attestée par mille preuves, dont les noms évoquent dans toutes ces mémoires nourries de la Bible, des souvenirs plus chers que ceux des Gestes polonais ou tsaristes, des paysages autrement lumineux que leurs infects ghettos.

Certes une immigration de 45.000 personnes, sur une population juive qu’on évalue, dans le monde, à 12 ou 14 millions d’individus, c’est peu de chose, une goutte d’eau.

Mais comme me le disait notre consul à Jérusalem, il est dans la destinée du peuple juif de toujours faire prendre sa petite goutte d’eau pour un Océan. « Ce qu’il y a de plus fort », ajoutait-il, « c’est qu’il est arrivé à nous attraper avec lui, et qu’en fait, nous n’avons jamais cessé de voir l’Océan dans cette petite goutte. »

Tout se conjure, en Palestine, pour encourager cet état d’esprit.

Vous savez que la notion de mandat, créée par le Traité de Versailles, est une des innovations de droit international les plus profondes et les plus curieuses, car elle a créé une forme nouvelle de la souveraineté territoriale.

Jusqu’ici, quand un pays prenait possession d’un autre - colonie, protectorat, - nul n’avait à y regarder. Le Traité de Versailles a constitué les nations victorieuses administrateurs responsables de certains pays. Et comme tous les administrateurs, ceux-ci doivent compte de leur gestion devant leurs électeurs, en l’espèce la Société des Nations.

Et ne croyez pas que la surveillance de la Société des Nations soit un vain mot. Le rapporteur de la commission dont relève la Palestine est précisément sur place dans ces semaines-ci. J’ai pu me convaincre de son zèle. Il étudie avec un soin aigu les rapports des nationalités et des religions qui se partagent le pays. Il est Suisse. L’année prochaine, ce pourra être un Espagnol, un Suédois, un Haïtien. L’Angleterre, comme le Sionisme doit ménager son opinion, faire état de ses remarques. On ajoute même (je vous le dis entre nous) qu’il est disposé peu favorablement envers les Juifs, fort bien avec les Arabes. Aussi scrute-t-on ses sourcils avec attention et remporte-t-on une victoire chaque fois qu’il opine du bonnet. Il paraît d’ailleurs qu’il se montre content de ce qu’il voit. Nous le saurons à la prochaine séance annuelle de Genève.

Ici, en Palestine, nous avons affaire à un mandat du type A. C’est-à-dire que la population palestinienne a paru aux diplomates de Versailles, capable de se gouverner elle-même, après quelques années de tutelle anglaise. Nous verrons dans un moment en quoi consiste cette population et cette espérance.

Mais sachez auparavant qu’à cette première innovation juridique s’en superpose une seconde, non moins inouïe, non moins révolutionnaire : celle du Foyer National Juif créé par la déclaration Balfour.

A l’intérieur du territoire palestinien, tel que l’ont délimité d’une façon légèrement arbitraire, les derniers accords franco-anglais, il a été dessiné une deuxième frontière.

Cette frontière circonscrit la zone proprement assignée à la colonisation sioniste. Appartient au Foyer tout ce qui est à l’Occident du Jourdain, en est exclu ce qui s’étend à l’Orient.

Cette zone couvre une étendue égale à celle de quatre départements français. La plus récente statistique anglaise, vieille au plus de trois ans, y a recensé, en gros, 600.000 Arabes, dont 80.000 chrétiens et 70.000 Bédouins. En regard, 120 000 Juifs, tant orthodoxes de vieux centres que colons implantés dans les quarante dernières années.

Arabes et Bédouins sont de mœurs, d’esprit, de civilisation profondément différents, les uns sédentaires, les autres nomades (les Bédouins sont les « bolcheviks de l’Orient » me disait un spirituel journaliste d’ici, où tout le monde est spirituel ; « réfractaires à toute espèce de nationalisme »). Parmi les Arabes eux-mêmes, chrétiens et musulmans ont une culture, une orientation, des espérances dissemblables. Tel est ce pays qui s’appartient sans s’appartenir. Au-dessus de cette poussière de volontés, l’Angleterre.

La police, l’hygiène, l’administration incombent à ses soins. Elle s’en acquitte, disons-le tout de suite, avec zèle et élégance.

L’Angleterre a trois raisons au moins de tenir à son mandat palestinien. Deux sont politiques, la troisième volontiers mystique.

En reculant de 200 kilomètres vers le nord la frontière des territoires qu’elle occupe, elle a largement étendu la zone de protection du canal de Suez et consolidé la surveillance de la route des Indes. Par ailleurs elle donne à la Mésopotamie son débouché méditerranéen. Elle va faire de Caïffa une base navale et un grand port de commerce et y faire aboutir le pipe-line des pétroles de Mossoul.

La raison mystique consiste en ceci que les Anglais sont grands lecteurs de l’Ancien Testament, tout imprégnés de cette histoire palestinienne et du son des prophéties bibliques. Pour beaucoup d’entre eux, protestants convaincus, le retour du peuple élu dans la Terre Promise est une œuvre pie, conforme aux volontés divines. Qui dira comment l’habileté diplomatique et le rêve religieux s’unissent et se renforcent dans l’esprit d’un Balfour ? Je ne cite ici Balfour qu’à titre d’exemple et parce que son nom est connu en France. Mais combien y en a-t-il de ces Anglais chrétiens, sincères et enthousiastes, comme cet étrange colonel Paterson dont je vous reparlerai peut-être, qui se sont littéralement croisés avec le même fanatique enthousiasme que les paladins du XIIe siècle pour ramener Israël sur la montagne de Sion !

Certes, le danger est grand, qui associe les destinées du Sionisme à celles de l’Angleterre ! Que vienne à se produire un ébranlement mondial, dont l’Angleterre ferait les frais, qu’un nouveau Cyrus assiège cette nouvelle Babylone, que deviendra, dans la tourmente, ce petit peuple juif sur les pentes méditerranéennes de l’Asie où il s’accroche si jamais des millions de musulmans l’acculent contre le rivage ? Ces colons seraient-ils même devenus 500 000, un million, que feraient-ils à eux seuls, contre un continent tout entier ? La Société des Nations aura-t-elle l’autorité suffisante pour passer à temps, et d’une façon effective, le mandat à une autre nation ?

Mais ce sont là des prévisions extrêmes. Le séjour de ce pays incline volontiers au prophétisme. J’ai seulement voulu marquer quelques-unes des inquiétudes qui agitent les meilleurs amis du Sionisme et qui font, le soir, à Jérusalem, quand la tempête souffle sur la ville pierreuse, et qu’on se trouve réunis, à quelques-uns, sous la lampe, autour d’une tasse de thé, l’objet d’innombrables conversations.

A côté de ces périls, peut-être imaginaires, mais que je n’ai pas voulu taire, il y a l’œuvre sioniste d’aujourd’hui, cette passion créatrice enthousiaste. C’est elle dont je veux vous parler maintenant.

UNE RÉCEPTION A JÉRUSALEM CHEZ LE HAUT-COMMISSAIRE BRITANNIQUE

Imaginez une grande route en demi-cercle qui, sortant de Jérusalem par la porte de Jaffa, la porte de l’Ouest, gravit l’hémicycle des hauteurs qui entourent la ville et aboutit au Mont Scopus, à l’est. Il ne faut pas moins que ce vaste détour de plusieurs kilomètres pour éviter le ravin du Cédron et gagner les sommets qui séparent Jérusalem de la vertigineuse descente de la Mer Morte.

Ce soir-là, le premier de notre arrivée en Terre promise, cette route est parcourue par une procession de chenilles lumineuses. Son Excellence, le Haut-Commissaire britannique reçoit les hôtes étrangers venus pour assister à l’inauguration de l’Université.

Il fait un froid rigoureux. Nous ne nous étions pas préparés à cela. L’Orient... la Méditerranée... le printemps ! Qui eût songé à des couvertures ? Nous sommes en habit, sans défense contre la bise qui nous tient pliés et grelottants au fond des voitures.

Les phares révèlent, par éclairs émouvants, une solitude pierreuse, chaotique, sans végétation. La vie ne s’y manifeste que par des chantiers de construction, brusquement entr’aperçus. Partout l’on construit. La ville nouvelle, le pays nouveau, le peuple nouveau s’installent fiévreusement, mais ces amas de moellons jaunâtres n’ornent pas le rude paysage.

Enfin, un dernier stationnement. Cinquante pinceaux de phares édifient et peignent, sur l’écran de la nuit, une haute bâtisse, un campanile trapu, un porche puissant, des assises monumentales. C’est la résidence de sir Herbert Samuel. D’où vient que cette architecture, emphatique et robuste à la fois, évoque un bourg des bords du Rhin ? C’est qu’en effet, ce château-fort a été élevé par Guillaume II pour servir d’asile et de ralliement aux pèlerins allemands.

Un jeune chambellan, en smoking bleu de roi à parements de soie cerise, flanqué de laquais et de gendarmes, nous reçoit et nous oriente. Un escalier digne de l’Opéra. Des galeries fastueuses. Une vaste salle de réception, à mi-hauteur de laquelle court un étage de balcons et de salons. Un orchestre acide est installé là-haut. Colonnes, caissons, lourdes sculptures, lourdes peintures, lourdes boiseries.

Nous faisons queue, correctement, comme à la sacristie. Un autre jeune chambellan, aux cheveux aussi bien peignés et à la peau non moins rose, s’empare de nos noms et les transmet, étrangement camouflés, à Son Excellence. Lord Balfour, auprès, en habit noir, dresse au-dessus de la foule, sans en paraître gêné, une tête que les photographies popularisent à travers le monde depuis un demi-siècle.

Les statistiques établissent que le peuple anglais est, de tous les peuples, celui dont les caractères physiques sont les plus uniformes. Qu’il paraît facile de devenir un beau vieillard dans un pays où le type du beau vieillard est fixé à jamais. Tous les Anglais ont l’œil malicieux. Lord Balfour a, sans peine, un œil malicieux. Sourire sur les gencives, cordialité pleine de hauteur. Un rien d’attendrissement donne à ce beau portrait un embu de prophétisme biblique.

Mais un remous fait apparaître les deux grands rabbins de Jérusalem : c’est sur ce Mont Scopus, à la place même où nous nous tenons, qu’il y a 2.300 ans le grand Prêtre vint au-devant d’Alexandre et arrêta la marche du conquérant. Ce soir, ils sont deux. Ayant rendu un bref hommage à l’Alexandre britannique, ils se retirent les premiers, comme il convient.

Et les voici qui passent parmi nous. En tête, le grand rabbin Couk, du rite des Askenazim, fin, perçant, tout acier, dans son étui de précieux drap noir, avec sa longue barbe d’ascète et son étrange coiffure ; ces trois cercles superposés de fourrure brune, font paraître plus émacié, plus cireux, plus immatériel le visage maigre.

Et, derrière lui, trottant, rondelet, coloré, la barbe blanche, le turban de soie multicolore, la robe surchargée de broderies, d’écharpes et de rubans, vrai oiseau de paradis, le grand rabbin des Séphardim, c’est-à-dire du rite méditerranéen qui règne de Salonique à Casablanca, par la Provence et le Portugal.

A dix pas de là, ce groupe sombre : ce sont les ambassadeurs du négus. N’oublions pas que la reine de Saba a jadis emporté en Abyssinie la véritable Arche sainte. Les juifs n’ont plus adoré depuis lors qu’une fausse Arche. La légende éthiopienne établit que le peuple sombre est l’héritier authentique de la Sainte Sion. Aussi ont-ils député, ce soir, les faces bronzées, les sourires lippus, les yeux humides, les jolies mains fines et les belles robes de soie noire qui paraissent un peu dépaysés mais font bonne contenance. Et quelles jolies petites Ethiopiennes ils ont amenées avec eux !

Voulez-vous savoir ce que peut devenir un uniforme anglais en Asie ?

Représentez-vous d’abord une immense paire de jambes ; habillez-la d’un pantalon noir bien tendu par ses sous-pieds, et qu’un passe-poil cerise vous en fasse mesurer toute la longueur. Il y a, dans chacune de ces jambes, de quoi faire deux des nôtres. Tout en haut de ce pylône, un plastron de chemise immaculé, un faux col, une cravate blanche de soirée, mais, au lieu de l’habit civil, un smoking de toile blanche, très court, très ajusté, terminé sur les reins par la petite pointe qui caractérise l’eton. Plus haut encore la petite figure anglo-saxonne, claire, mince, correcte, aux yeux bleus tranquilles et aux cheveux plats.

Qu’ils sont beaux, ces officiers de la police palestinienne dans leur tenue kaki, avec leur grande ceinture rouge de spahis, et sur l’épaule, au lieu d’épaulette, une plaque de cotte de maille en acier étincelant.

On va, par groupes, visiter la chapelle contiguë. Stalles, mosaïques, fresques, chapiteaux, rien n’y figure qui n’ait été fait en Allemagne et n’en soit venu. Alexandre, Titus, Guillaume II, Balfour, - mais, toujours, sur le même Scopus, le même Grand Prêtre !

DANS LE GOUFFRE DE LA MER MORTE

Voulez-vous descendre avec moi à quatre cents mètres sous la mer ? Voulez-vous plonger dans un des gouffres les plus profonds de la planète ?

Pas besoin de scaphandre ni de submersible ! Prenons ensemble une bonne voiture américaine, dont la marque est en train de faire la conquête de l’Asie mineure et glissons de compagnie sur la route de Jéricho.

D’où que vous soyez, en Palestine, si peu que vous vous éleviez vous apercevez à l’horizon de l’est un immense fossé plus bas que tout. Il court droit du nord au sud. Il est plein d’une vapeur d’ébullition dense et violette. Et cette coupure vivante, qui donne si bien l’impression d’une plaie ouverte dans l’épiderme terrestre, est elle- même adossée, à l’Orient, à une falaise continue, massive, violâtre, qui prend au soleil couchant des reflets rosés équivoques, comme de viande avariée.

Cette falaise est celle de la TransJordanie. Ce rosé évoque le coup de flamme de certains grès trop chauffés au four. Cette plaie, cette fosse est celle du Jourdain.

Jérusalem est à 800 mètres d’altitude. Les eaux de la Mer Morte cuisent et dorment à 400 mètres au-dessous du zéro de la carte.

Ces douze cents mètres de pente rapide vont nous laisser le souvenir d’une incursion dans un cirque lunaire mal refroidi.

Le dernier brin d’herbe disparaît sitôt que l’on a passé le coude que fait la vallée du Cédron après son confluent avec l’ancien ravin de la Géhenne. A partir de cet endroit commence l’os de la terre. Affouillé par les rares orages, rodé par le vent et les sables, il s’en va en poussière. Et là où cet os pointe encore, sous ce linceul, alternativement livide et blond, il apparaît sous forme d’abrupts et de hérissements calcinés.

Excellente, cette route de tourisme. Car elle ne sert aujourd’hui qu’à voiturer les curieux. C’est par là pourtant qu’autrefois les gens de Galilée montaient à Jérusalem, venant de Tibériade et ayant évité la Samarie hostile. C’est par là que montaient vers la capitale les produits de la vallée humide et tropicale du Jourdain. Par là que passeront, dans un avenir proche peut-être les naphtes, les bitumes, le pétrole, les bananes, les dattes, le café, le coton et le sucre de canne que le rêve sioniste extrait déjà de l’immense et mystérieuse fosse.

Pas une herbe, pas un arbre, pas un champ, pas un homme. Ça et là, dans le cercle du regard, deux, ou trois villages arabes misérables coiffant un mamelon. En un point, sur la route, une hôtellerie à demi ruinée, en gros appareil de blocs à peine équarris.

Je ne suppose pas que les trois poules étiques qui se roulent dans la poudre du chemin fournissent à une seule omelette. Des bidons d’essence, empilés devant la porte, indiquent le seul commerce de ce misérable relais.

Quelques kilomètres plus loin, toujours dans la même désolation, un grand panneau de bois, planté de biais près de la route, porte, au lieu de l’annonce d’un produit alimentaire, un gros trait bien horizontal, et cette inscription touchante : Sealevel (niveau de la mer). On ne s’arrête pas. Mais à partir de cet endroit, on se sent devenir un peu poisson.

Les gens informés vous avertissent de garnir vos oreilles de coton pour vous préserver des bourdonnements que donne cette vertigineuse descente sous une pression atmosphérique insolite. Nous ne nous sommes pas mis de coton et nous n’avons pas eu de bourdonnements.

Un dernier spasme de la nature, un dernier tournant de la gorge chaude au fond de laquelle nous roulons, nous rejettent subitement dans une immense plaine. Grise et stagnante comme de l’huile, une flaque d’eau dort à l’extrémité de cette plaine. Plus de route. Une steppe blanchâtre, onduleuse, hérissée de petites végétations cassantes et sales, au travers de laquelle la voiture s’engage avec un grand bruit de verre pilé. C’est le sel, accumulé dans tous les creux par des centaines de siècles d’évaporation, qui craque sous les pneus.

Nous avons quitté Jérusalem il y a une heure par un grand vent frais d’ouest et une température d’avril méditerranéen. Nous plongeons ici en pleine zone torride. Tout à l’heure, à Jéricho, nous déjeunerons par 40 degrés de température, et la note de l’hôtel comptera, pour chacun de nous, autant de piastres que de degrés.

Voici la grève. Pas un varech. Dans le ciel, pas un oiseau : c’est que, dans la mer, pas un poisson. Le lac fuit au loin, entre deux à-pics rosés de 1.200 mètres. Il couvre la même étendue que le Léman. Aucune route n’en fait le tour. Aucun village n’en habite les rives.

Sur un promontoire, dont le soleil fait bouillir et déforme les contours, la silhouette intacte d’un château-fort des Croisés. Et me voilà parti à me représenter la faction de ces chevaliers occidentaux, bardés de fer, venus des pâturages d’Anjou ou d’Angleterre pour monter la garde du Sépulcre au fond de cet abîme, face au désert asiatique.

J’amène à mes lèvres une gorgée de liquide. Aucune eau purgative n’égale cette âcreté. Et dans le creux de ma main, le soleil a tôt fait d’évaporer ces quelques gouttes, qui laissent un petit dépôt blanchâtre, poisseux, dont je ne parviens pas à me débarrasser.

Quelques cahutes misérables, inhabitées. Deux chaloupes immobiles, comme mortes sur ces vagues lourdes.

A une lieue de là, seule tache de verdure dans ce flamboiement désertique, une jolie oasis verte et attirante : la Jéricho moderne.

La Jéricho antique est à un demi-kilomètre plus loin ; des ruines de boue séchée, noirâtre, formant une ellipse dont la plus grande dimension n’excède pas cinq cents mètres. Et tandis que, grimpé sur ces décombres pulvérulents, j’examine de là-haut cette désolation brûlante, j’aperçois, à mi-hauteur de la falaise qui regarde l’Orient, accrochées à la pierre flammée du mont, une rangée de grottes à peu près inaccessibles.

C’est un couvent de pénitence, - latin ou orthodoxe, je ne m’en souviens plus. C’est là qu’on envoie les prêtres et les moines qui ont gravement contrevenu à la discipline de l’Église.

Quel jour meurent-ils, ceux-là ? Est-ce le jour où ils entrent vivants dans ce sépulcre calciné, ou bien celui où il leur est donné de fermer enfin les yeux ?

La vallée du Jourdain fut jadis un ruban de palmes et de verdures, l’avenue même de la Terre promise. Mais les Arabes, les Scythes, les Turcs, les Mongols, les Croisés sont venus ; l’homme est passé par là.

Les Juifs répareront-ils le dommage quinze fois séculaire infligé à la nature ? Ils l’affirment.

Que vaut-il mieux ? Les en croire, ou les railler ?

UNE RÉPUBLIQUE D’ENFANTS

A l’horizon de l’ouest, un massif bleuâtre contre la nacre du ciel méditerranéen. C’est le Carmel. Au sud, une chaîne de collines, le mont Guelboé où mourut Saül. Dans un repli de hauteurs, cette tache blanchâtre : Endor, le pays de la Sybille ! A l’horizon de l’est, une falaise rosâtre, massive, continue : la Transjordanie, et, à son pied, embué de vapeur, le fossé au fond duquel coule le Jourdain et dort la mer de Tibériade.

Derrière nous, au nord, une chaîne de collines plus abruptes, toutes proches, verdoyantes, sur le flanc desquelles les routes s’élèvent en lacets, pour atteindre un village caché dont seul le clocher émerge : Nazareth. Au-delà, cette cime nue, forte et ronde : le Thabor. Entre nous et lui, rendus invisibles par l’écran des premières hauteurs, le mont Hattin où succomba la dernière armée des Croisés, et cette petite colline à deux cornes où fut prononcé le Sermon sur la Montagne.

A nos pieds enfin, une vallée verte, large, tendre, pleine de sources et de ruisseaux, longue de dix lieues, éventée dès le matin par la brise de mer, couverte de moissons, parsemée de toits rouges tout neufs et de jeunes plantations d’eucalyptus. Existe-t-il au monde un paysage plus exaltant pour l’imagination ?

Or, c’est là, sur la pente d’où j’embrasse tant de lieux imprégnés d’histoire, de légende, de magie, de poésie, que les Sionistes ont établi cette extraordinaire République d’enfants dont je veux vous parler aujourd’hui.

Ce sont les Juifs de l’Afrique du sud qui l’ont créée et l’entretiennent. Sa population est composée exclusivement d’orphelins - enfants des pogromes, enfants de guerre. Ils proviennent à peu près tous de l’Ukraine. Ils sont 115 aujourd’hui, de 6 à 16 ans, dont 84 garçons. D’autres viendront dès que les ressources le permettront.

C’est (Kfar Yeladim), « Le village des enfants », avec quatre-vingt-dix hectares de sol. Cette République a été fondée il y a un an, avec huit enfants. Chaque jour, huit heures de travail : quatre consacrées au travail de tête, quatre consacrées à la terre et à l’économie rurale.

Il y a quatre moniteurs pour le travail agricole, quatre maîtres pour l’enseignement, une maîtresse de couture. Je cause longuement avec le directeur de l’enseignement, un pédagogue russe, apôtre enthousiaste des méthodes révolutionnaires, et je garde de ma visite un souvenir respectueux.

Les bâtiments ne sont pas tous achevés. Une partie des enfants couchent encore sous la tente. De toutes parts, des chantiers ouverts. Dans un an, le provisoire aura cessé, jusqu’à ce qu’un nouvel afflux de petits orphelins crée de nouveaux besoins.

De toutes parts aussi, des jardins sont créés. Des jeunes plants d’arbres donnent aux environs du village un aspect de pépinière. Dans dix ans, cette république se sera donné sa ceinture d’ombrages.

Je n’emploie pas au hasard ce mot de République. Si étonnante qu’apparaisse cette conception pour notre vieux monde romain, fondé sur l’autorité et la hiérarchie, il faut reconnaître ici l’aurore d’une pédagogie nouvelle.

Tous ces enfants constituent une assemblée, élisent un comité sous leur responsabilité propre. Le travail de chaque mois est réparti entre les enfants par ce comité : jardinage, arboriculture, soins ménagers, cuisine, etc. Cette décision est souveraine. Le comité exerce une autorité absolue. Les maîtres n’y jouent qu’un rôle de conseillers. Les infractions à la discipline, les refus de travail, les délits relèvent d’un tribunal d’enfants. Entendez-moi bien : il ne s’agit pas d’un tribunal pour enfants, mais d’une cour enfantine proprement dite.

J’interroge Monsieur Pougatchoff : « Notre influence n’a eu à s’exercer jusqu’ici que pour modérer un peu les rigueurs de cette justice. Quatre délits ont eu à être jugés par elle depuis les origines. Par exemple pour dégâts commis aux fils de fer de clôture, aux vêtements. Les sanctions (travaux supplémentaires) n’ont jamais soulevé la moindre protestation ».

L’enseignement religieux ? Il existe. Les enfants sont absolument libres de s’y soumettre ou non.

La langue ? Que voulez-vous qu’elle soit ? Ici se pose dans sa nudité le problème qui pèse sur tout le peuplement juif de la Palestine. Les immigrants sionistes proviennent de vingt-sept nations différentes. Supposez que demain, à ce premier noyau d’enfants ukrainiens, viennent s’agglomérer des contingents lithuaniens, polonais, bessarabiens, etc. Quelle autre solution que d’adopter une langue unique destinée à rendre homogène cette mosaïque ?

Et quelle langue, sinon la seule qui eût une autorité suffisante pour que son choix échappât aux querelles d’influence et aux disputes d’opinion : l’hébreu ?

Les frères Tharaud, dans leur dernier livre, ont raconté l’histoire de cet admirable savant viennois qui a refait du vieil hébreu liturgique une langue moderne, l’a dotée de termes nouveaux par milliers, et d’un vocabulaire susceptible d’exprimer toutes les formes de la vie moderne : le célèbre Ben Jehouda.

Ici toutefois se pose une question.

Presque tous les immigrants juifs de ces vingt dernières années sont areligieux, c’est-à-dire athées ou résistant au dogme officiel. Le plus grand nombre est socialiste. Mais tous leurs enfants sont élevés dans la langue hébraïque. Or, à l’exception de quelques rares poètes modernes, eux-mêmes très inspirés de la tradition prophétique, - il n’y a de littérature hébraïque que celle de la Bible, du Talmud et de la scholastique rabbinique. Si belle, si lyrique et saisissante qu’elle soit, elle ne parle que de Dieu, elle ne traite que du divin.

Que deviendront les esprits de ces enfants d’athées, après un pareil bain de religiosité ? Avant qu’une littérature hébraïque moderne ait eu le temps de se constituer, la Palestine devra-t-elle traverser une période de renaissance religieuse ? Les dirigeants intellectuels que je vois là-bas ne laissent pas que de se poser la question.

Imaginez une colonie communiste, recrutée parmi des réfractaires de l’Europe entière, qui serait condamnée à n’avoir pour langue que le latin du Moyen-Age !

Quel contraste avec l’esprit audacieux de cette République d’enfants, si neuve d’esprit, si riche d’avenir !

Je rencontre là, une fois de plus, le drame du Sionisme, - sa beauté aussi, peut-être sa fécondité - cette soudure brusque entre le passé et le présent, entre une nostalgie millénaire, sacerdotale, et un rêve messianique, révolutionnaire.

TEL-AVIV OU LE ROBINSON JUIF

De tous les romans d’aventures qui ont exalté notre enfance, les plus chers à nos cœurs ont été, à coup sûr, ceux qui développaient le thème de Robinson. L’homme seul, avec son génie, son industrie, son esprit inquiet et patient en face de la nature.

Je me suis laissé dire que, la Bible exceptée, Robinson Crusoé est le plus grand succès de librairie que le monde ait connu. Songez à la progéniture du héros de Daniel de Foë, au pullulement des Robinsons suisses. Vous rappelez-vous L’Ile mystérieuse de Jules Verne ? Sans doute le plus réussi de ses romans parce qu’il recoupait là un sujet éternel.

Caillé, le petit paysan des Deux-Sèvres, qui entra le premier à Tombouctou, avait été éveillé au goût des aventures par ce livre naïf et immortel. Nous avons toujours rêvé d’être Robinson. La conquête de l’Australie, le peuplement de la Nouvelle-Zélande, du Far-West américain revêtent spontanément cet aspect légendaire qui est propre à l’installation du civilisé sur une terre vierge. Les romans de Stevenson sont pour moitié des ombres projetées par le héros de Daniel de Foë sur une imagination restée fraîche et enfantine.

Mais il est de très vieux pays qui, à force d’être vieux redeviennent vierges. On dit que pareille aventure arrive à certaines dames.

Il est de très vieux peuples qui, à force d’être vieux s’éloignent de nous, au point de ne plus compter dans le paysage. Ils se résorbent. Ils deviennent un accident du terrain.

Imaginez alors un Juif, fortement civilisé, occidentalisé. Il a doublé sa culture talmudique d’une culture universitaire. Aux forces anciennes il a ajouté les forces modernes, à la Bible, la science. Il sort mystique de Russie, entre en Allemagne et y prend le titre de docteur, va aux États-Unis et y découvre la technique du monde moderne. Mais le vieux levain prophétique travaille en lui. Chad-Gadya, Chad-Gadya ! Je pense que, si fragiles qu’elles soient à certains égards, il existe aujourd’hui peu de puissances égales à celles de ce Juif-là. Transportez- le en Palestine. Voici Robinson qui a trouvé son île.

***

J’ai vu l’île. J’ai vu Robinson. J’ai vu le Juif en Palestine.

Je sais que la partie n’est pas gagnée pour lui. Je ne suis pas sûr que tout doive aller toujours sans un accroc. Le peuplement juif en Palestine soulève beaucoup de questions politiques, historiques, économiques, ethnographiques, linguistiques.

Mais mon dessein n’est pas d’étudier ici le Sionisme. Je voudrais simplement dire ce que j’ai vu et pourquoi ce spectacle m’a ému.

La Palestine est une si vieille contrée, et tant de peuples l’ont traversée, ravagée, qu’elle donne l’impression d’être redevenue toute neuve, un pays enfant, et en bien des endroits, sauvage. L’Arabe de Palestine n’est pas ici le riche bourgeois du Caire, de Damas ou de Bagdad. La propriété du sol appartient pour la plus grande partie à des effendis de Syrie ou d’Egypte. Bien peu d’entre eux résident. Il est difficile d’imaginer des prolétaires plus sordides que les paysans et les ouvriers arabes de Palestine. Leurs villages, des amoncellements de tanières, des termitières, à peine humaines. La Samarie seule, et Acre paraissent faire exception.

L’Arabe, son gourbi, son âne, couleur poussière, couleur boue, s’effacent ainsi dans la tonalité générale d’une terre nue et rongée. Ils y forment des accidents si peu visibles qu’un œil rapide, passionné, peut très bien ne pas les y remarquer, un esprit audacieux, redoutablement armé, volontiers méprisant, les négliger.

***

Vous n’avez pas débarqué en Palestine que deux mots viennent inlassablement frapper votre oreille : L’Emek et Tel-Aviv.

Sans doute, il y a Jérusalem. Mais Jérusalem va tellement de soi qu’on n’en parle presque pas. Bergson dirait que Jérusalem, c’est le tout donné. Un Juif n’aime jamais tout à fait cela. Il faut bien s’en occuper puisque c’est la capitale politique et la capitale religieuse, qu’on y trouve le Haut-Commissaire anglais, le siège du Grand Rabbinat, le centre de l’Exécutif sioniste. Mais précisément, on n’y est pas tout à fait entre soi. Jérusalem, c’est encore le vieux monde. C’est même l’essence du vieux monde ; et quand on y va regarder, c’est à la fois un rêve et un cloaque.

Prenez pour exemple le Mont Moriah, ce pointement de rochers chauves et blafards sur lesquels Abraham monta sacrifier Isaac, et où s’érigea le temple de Salomon. Une coupole le recouvre. Mais cette coupole est musulmane. Un jour je m’y rendais ; une vieille Juive, au maigre profil, aux yeux profonds, ardents, m’arrête dans la ruelle qui mène à la Porte de la Chaîne. A travers son jargon, je distingue le sens des paroles qu’elle m’adresse :

Vous êtes yite ? Alors pourquoi entrer là-dedans ? Il n’y a rien là pour vous. Ce n’est pas la place d’un yite.

Si telle est l’opinion d’une vieille femme orthodoxe, imaginez ce que peut être celle d’un jeune juif d’après- guerre qui a coupé ses locken, jeté son chapeau noir et sa robe au vent.

Jérusalem est un pot-pourri de l’univers. De Notre-Dame de France au couvent russe, du Saint-Sépulcre à la Mosquée d’Omar, du Chemin de Croix au Mont des Oliviers, les yeux ne rencontrent qu’objets variés, étrangers, concurrents, discordants. Tous les drapeaux des peuples y flottent, les jours de fête. Sous ses voûtes glissantes et tortueuses, toutes les confessions, toutes les robes, toutes les barbes, tous les jargons du monde se coudoient et se mesurent. Partout sur le sable, les pas de Vendredi.

Et si vous ajoutez à cela que ces quatre-vingt mille habitants n’ont point d’autre eau que celle de quelques citernes tout de suite taries, que le vent y souffle en tempête deux cents jours par an, que le froid y est rigoureux l’hiver, les jardins sans légumes, les vallons sans fruits, le sol rocailleux, la contrée inexorable - Jérusalem est le site le plus dur qu’on puisse rêver, - comprenez que le Robinson juif se soit cherché une île à la fois plus accueillante et plus écartée.

Il en a trouvé deux : l’Emek, et Tel-Aviv.

***

II y a dans l’humanité deux aspirations, l’agissante et la méditante, deux forces, la dynamique et la statique. Elles coexistent à l’intérieur de chacun de nous. Selon la proportion qu’il y a de l’une et de l’autre, nous sommes d’action ou de rêve, de création ou de réflexion. De là deux courants dans la société. Dans les siècles de foi et de concorde, ces courants se réunissent et coulent confondus ; dans les époques de trouble et d’inquiétude, ils se séparent et vont animer deux vallées différentes.

Chez les Juifs, la propension à l’idéal aboutit rarement à la contemplation pure. Il n’y a presque jamais scission entre l’esprit et le corps. Le rêve même y devient constructif, la théorie cherche à se dégager des nuées, la méditation veut s’affirmer, l’abstrait se réaliser.

D’autre part, tant qu’il n’est pas trop gangrené par le bas matérialisme des petits bourgeois occidentaux, le Juif le plus positif aime assigner à son activité une fin qui le dépasse, un but durable, volontiers grandiose, quelquefois naïf et emphatique, presque toujours généreux.

Ces contre-courants empêchent d’habitude les deux fleuves jumeaux du Judaïsme - l’orant et le militant de diverger, maintiennent entre leurs lits des communications constantes. Le commerçant juif supporte mal de s’éloigner du savant, la langue que parle rabbi Lévi n’est jamais tout à fait hermétique pour son cousin Lévi qui est dans les affaires.

De là, en Israël, tant qu’il reste pur, tant qu’il demeure fidèle à lui-même, cette unité morale et intellectuelle qui a tant frappé les peuples. Ils se tiennent tous entre eux.

Voilà comment il se fait que l’Emek, mystique, rural, coopératif, en partie communiste, et d’une susceptibilité doctrinale si ombrageuse, est en passe de devenir une puissance productive comparable à ce que furent les établissements puritains de la Nouvelle-Angleterre.

Et voilà pourquoi Tel-Aviv, positive, agissante et ambitieuse, finit par exprimer l’idéal profond et permanent d’Israël.

En Emek, c’est Robinson qui lit la Bible, Karl Marx, Tolstoï, Anatole France et date ses pensées de l’an I de la Révolution.

A Tel-Aviv, c’est Robinson qui construit son enclos, bâtit sa maison, élève son troupeau, fait ses comptes et jette les bases de l’Empire.

***

En 1909, soixante commerçants juifs de Jaffa résolurent d’en sortir. Toutes les bonnes terres des environs étaient en cultures et appartenaient à des propriétaires arabes. Ces soixante marchands ne pouvaient pas non plus s’éloigner trop de la ville où ils conservaient leurs comptoirs.

Leur choix se porta, à une lieue des portes, non loin de la plage, sur une dune parfaitement pelée, sablonneuse, désertique. Point d’eau. Point de route. Un chameau n’y aurait pas trouvé sa nourriture.

Ils mirent chacun mille francs or. Peu de temps après, le Fonds National Juif leur avança un quart de million. Au bout de l’année, il y eut soixante-deux maisons, cinq cent cinquante habitants, et ce village de banlieue couvrait douze hectares environ. En 1913, il n’y avait encore là que neuf cent quatre-vingts habitants, et pas beaucoup plus après la guerre, on le devine facilement. Qu’était-ce, à côté des quarante mille habitants de Jaffa ?

Mais en 1921, la ville couvrait quinze cents hectares, trois mille cinq cents en 1924. En 1925, on y compte deux mille cinq cents maisons, et il s’en achève trois par jour. 25.000 habitants l’année dernière, 85.000 au moins l’année prochaine.

Jaffa a diminué d’autant. C’est maintenant Tel-Aviv la cité, Jaffa son faubourg. La gare a été inaugurée en 1921. Mais dès 1909, les nouveaux venus avaient bâti leur lycée. Il constitue l’édifice monumental de la ville et son symbole, celui qui s’aperçoit au fond de la principale avenue. Il compte six cents élèves.

L’eau, l’électricité, l’air, la verdure partout. Tel-Aviv, en hébreu, veut dire Colline du Printemps. En réalité, il n’y a pas ici de colline, et le printemps y est à la fois bien court et bien brûlant. N’importe : ce nom est une image. La colline est celle que forme cette vague de volontés enthousiastes. Le printemps, c’est celui de toutes ces âmes, arrachées aux horribles faubourgs de Lodz ou de Varsovie, et transportées en pleine lumière méditerranéenne.

Sous l’impulsion de son maire, Dizengoff, homme souriant, carré, massif, un Napoléon de l’urbanisme (ancien élève de l’Université de Montpellier, pour le dire en passant) la ville s’organise avec la secrète ambition d’être à la fois le fruit essentiel du monde moderne, une préfiguration du monde futur.

Un quartier pour y vivre, sorte de Neuilly ou de Vichy palestinien, où chaque cottage s’entoure de son jardin, strictement soumis aux décrets municipaux. Un tiers de la superficie peut seul être bâti, point de maison en bordure des trottoirs...

Un quartier pour la petite industrie. Les casquettiers, les cartonniers, les tailleurs, les petits artisans de Pologne sont habituésau travail en chambre. Ils trouveront, en débarquant, de grands buildings municipaux, où pour de faibles loyers, ils disposeront immédiatement d’un atelier aéré, outillé avec la force électrique, l’eau, au besoin l’air comprimé. Et le soir venu, l’atmosphère est municipalement, scientifiquement désinfectée.

Un autre quartier est offert à la grande industrie, un aux affaires, un, en bordure de la mer, aux hôtels, aux villas, aux hôpitaux, aux maisons d’enfants, au Casino.

Chacun de ces « blocks » est tracé à l’américaine, rues en équerre. Mais les axes de ces quartiers sont décalés les uns par rapport aux autres. Ainsi on évite les perspectives monotones.

La ville champignon se répand sur cinq kilomètres de longueur, bientôt sept. La centrale électrique est en pur style munichois. Cent trente ateliers sont en fonctionnement, quelques grandes usines s’achèvent (silicate, soie). Trois écoles de musique, vingt-six écoles primaires ou primaires supérieures.

J’ai compté sept grandes librairies, dix petites, pas un débit. Vous pouvez plus facilement acheter ici un livre de Montherlant ou de Romain Rolland que vous procurer un verre de whisky.

Et à mesure que la bâtisse gagne sur la campagne, Dizengoff, infatigable, pousse ses canalisations d’eau et ses plantations d’arbres. La consommation d’eau a doublé de 1920 à 1923.

En d’autres débarcadères, le nouveau venu est assailli par les portiers d’hôtel. Ici, ce sont les architectes qui assiègent l’immigrant dès ses premiers pas sur la Terre Promise. Je me suis laissé conter que la première chose à quoi aspirent ces pauvres diables est une salle de bains et des W-C à l’anglaise.

Dirai-je que le résultat est esthétiquement heureux ? Israël n’a pas encore bon goût et le ciment est vraiment un matériau bien malléable. Tel-Aviv évoque une immense station balnéaire. Orgie de styles et d’imaginations saugrenues. Tout ce que le Pollak a admiré chez le bourgeois allemand ou polonais, il le reproduit ici avec une sorte de férocité joyeuse. Le résultat ne laisse pas d’être effarant pour l’œil. Mais tout cela est fait de si bonne volonté !

Dizengoff ne cache pas son espérance de voir ici cent mille habitants dans dix ans. Que dis-je ? Dans cinq ans ? Et de faire de Tel-Aviv la métropole de l’Asie Mineure.

Jaffa n’a point de port, simplement une rade foraine et assez scabreuse. Alors Tel-Aviv a demandé au Haut-Commissariat anglais de lui construire un port. Pour différentes raisons, les Anglais ont préféré la belle rade de Caïfa, quinze lieues plus au nord.

Qu’à cela ne tienne ! Tel-Aviv se fera son port soi- même et arrivera avant les Anglais. Tout s’y oppose : l’hostilité de Jaffa, la mauvaise volonté de la bureaucratie anglaise, la côte elle-même, droite comme un I, sans un abri naturel. Mais les ingénieurs sont déjà sur place, une société française étudie un projet, dans deux ans, Tel-Aviv aura son premier môle, dans cinq ans elle inaugurera ses bassins.

LA VALLÉE MYSTIQUE DE GALILÉE

Plaine d’Esdrelon..., plaine de Jezraël ! Quelles sonorités ont ces noms dans notre esprit ! Reconstituons le décor. C’est une molle et tendre dépression, toute pleine d’eaux courantes et d’eaux dormantes, longue de cinquante kilomètres environ. Limon d’une fertilité inouïe, climat qui serait torride si, chaque jour, dès dix heures du matin, ne s’élevait la brise de mer qui fait de ce vaste couloir le pays le plus sain du monde. Renan, Loti ont chanté à l’envi les fleurs des prairies de Galilée. Ils célébreraient aujourd’hui ses premières récoltes.

Souvenirs, images, légendes, justifieraient à eux seuls le pèlerinage. Mais un autre miracle s’ajoute à tous ceux dont ce pays n’a cessé d’être prodigue. C’est pour le constater que je suis ici.

Car cette belle plaine, il y a dix ans encore, n’était qu’une terre fatiguée par la perpétuelle transhumance des Bédouins et de leurs troupeaux. La malaria régnait. Quelques pauvres villages arabes se réfugiaient sur les hauteurs, fuyant le sol spongieux.

Tout ce district a été acheté à coups de livres sterling par l’œuvre du Fonds National Juif, dont je vous parlais dans ma dernière lettre. Des bataillons de travailleurs volontaires - les célèbres Haloutzim - composés pour une grande part d’étudiants venus d’Europe centrale, se sont attaqués aux marécages. Des stèles, disséminées dans la campagne, rappellent les noms de ceux qui sont morts à la peine.

Aujourd’hui : plus de malaria ; la, terre drainée ; des bouquets d’eucalyptus pompent continuellement l’eau en excès, la restituent sous forme d’ombres saines ; des champs à l’infini ; des moissons vigoureuses, des routes ; et, dans cet océan de verdure, les toits rouges des villages construits, les tentes blanches des colonies en formation. Les uns et les autres sont invariablement surmontés du grand château d’eau de béton, qui marque ici, comme dans les villages reconstitués du nord de la France, le retour de l’homme et la domestication de la nature.

Mais ce premier miracle ne suffit pas. On n’est pas en Palestine depuis vingt-quatre heures sans avoir entendu prononcer dix fois le mot Emek sur un ton singulier d’enthousiasme et de respect.

Emek est le nom hébreu de la plaine d’Esdrelon. Or, si Tel-Aviv, dont je vous parlais la dernière fois, est le symbole de l’activité matérielle du sionisme, l’expression de la « volonté de puissance » qu’il y a chez ces colons, le paradis où se déploie leur fièvre de création individualiste, par contre, nous sommes ici, en Emek, dans la terre sainte du travail collectif.

Ici, vous pouvez voir des villages, parfaitement prospères et industrieux, dont les habitants vivent depuis des années sans faire usage d’argent ni d’aucune espèce de monnaie. La terre y appartient à tous. Tous collaborent également au travail commun, chacun selon sa force et ses aptitudes. La grande coopérative palestinienne achète tous les produits de ce travail, en inscrit le compte au crédit du village, et débite ce compte au fur et à mesure des besoins, en vêtements, en outils, en semences, en matériaux, en aliments.

Impossible de savoir de ces pionniers à quel parti politique ils appartiennent. Ils repoussent également les appellations de bolcheviks ou de mencheviks, de collectivistes ou de social-démocrates. « Ici, on ne fait pas de théorie politique. Nous ne sommes ni une parlote, ni un parti. Nous agissons, et nous pensons créer dans le sens de l’avenir ».

Je demande : « Vos paresseux ? » - « S’il y a des paresseux parmi nous, nous ne le savons pas. Ou bien ils nous quittent, ou bien oublient qu’ils le sont. La paresse est une maladie. Elle se guérit dans un milieu sain ».Quelques principes règlent pourtant la discipline de ces colonies d’ascètes. La société doit à tout homme le travail, les loisirs, les soins. L’enfant à peine né, est à la charge de tous et le restera intégralement jusqu’à ce qu’il soit homme à son tour.

Avant même de se construire leurs propres maisons, les colons de l’Emek bâtissent la maison des enfants. Vaste demeure aérée, saine et riante. Pour les tout petits, une femme a la charge de trois berceaux. Les mères viennent nourrir leurs enfants. La mortalité infantile est au-dessous de tous les chiffres connus. Peu de maladies. Ce petit peuple a les joues roses et rebondies.

Pour les plus grands, une école, qui percerait le cœur de beaucoup de nos instituteurs européens.

Pour les adultes enfin, si le travail des champs n’est pas à la convenance de tous, la colonie crée des ateliers, des jardins-fleuristes, des basses-cours modèles.

J’ai vu tel de ces villages qui, ne se trouvant point à l’aise dans un coin humide de la vallée :, va se transporter tout entier à une demi-lieue de là, sur un emplacement plus sec. Il semble que rien n’effraie le courage de ces colons. Une sorte d’exaltation joyeuse les soulève.

J’ai employé tout à l’heure le mot « ascète ». Ascètes bien gais ! Si l’on entend beaucoup parler de communisme, dans ces villages, on y entend parler tout autant, le soir venu, de danse, de musique, de représentations théâtrales.

Et si l’on songe presque inévitablement, devant un tel spectacle, aux Puritains anglais qui allèrent, à l’époque de Cromwell, coloniser l’Amérique du Nord, il y a néanmoins une grande différence entre ceux-là et ceux-ci. Car les pionniers de la Nouvelle-Angleterre n’emportaient avec eux qu’un livre : la Bible. Et ici., sur la terre même de la Bible, les volumes que je remarque, sous les tentes, au chevet de tous les lits de camp, ce sont des traductions hébraïques d’Anatole France, de Tolstoï ou de manuels agronomiques.

Inutile de vous dire que l’Emek ne regarde pas Tel-Aviv d’un bon œil. Tel-Aviv le lui rend bien. Mais jusqu’ici chacun a eu assez à faire de son côté. Premier territoire du monde moderne exclusivement labouré par des Juifs, habité par des Juifs, telle est cette vallée mystique où fleurissent côte à côte les champs de tabac et ce qu’il y a de plus désincarné, de plus spirituel dans le rêve social de ce peuple...

COMMENT FUT INAUGURÉE SOUS LE CIEL LIVIDE DE JUDÉE L’UNIVERSITÉ DE JÉRUSALEM

Transportez la Garrigue des Cévennes sous un climat plus violent encore, faites-lui subir quinze siècles d’invasions successives, de guerres, de pillages, faites-y passer tour à tour les Grecs, les Égyptiens, les Arabes, les Croisés, les Mongols. Enfin, abandonnez-la pendant sept cents ans au gouvernement des Turcs, et vous aurez la Judée.

Toutes les terrasses qui soutenaient les terres ont croulé depuis longtemps. Les vignes et les oliviers, seules cultures possibles sur ces pentes, ont été rasés. Plus d’eaux, plus de verdures, plus de récoltes, si ce n’est au fond des étroits ravins où la terre arable a fini par s’accumuler.

Sous un soleil dévorant et sous le vent desséché, souvent glacial, qui balaye inlassablement ces sommets, la Judée n’offre plus qu’un chaos de cimes livides, torturées, stériles et poignantes.

Et c’est là, tout en haut, au seuil du col que franchit la route de la Mer Morte à Jaffa, entre deux ravins d’une austérité et d’une violence effrénées, au pied d’un dernier écran de montagnes nues, que se dresse Jérusalem.

De tous les pays qui composaient la Terre Promise, les Hébreux n’occupèrent jamais solidement que le plus pauvre. La riche Samarie, la riche Galilée, la riche plaine côtière arrivèrent toujours à secouer le joug du peuple élu. Celui-ci ne vint à bout que d’une seule population : les malheureux montagnards de la Garrigue judéenne.

Alors, tandis que les habitants des provinces fertiles cultivaient béatement leurs champs, les Juifs, réduits à la portion congrue, n’eurent d’autre ressource que de cultiver leur âme.

Comme l’on comprend, dans ce décor flamboyant et convulsé, le désespoir qui anime la littérature des Prophètes !

Aujourd’hui encore, cette ville de 90.000 habitants manque d’eau trois jours sur quatre. Elle est sans industrie, sans commerce, sans agriculture, sans banlieue. Elle gît loin de toutes les voies de communication naturelles de l’Asie Mineure. Les routes et le chemin de fer ne l’atteignent qu’à force de travaux gigantesques. Ville paradoxe, qui n’a d’autre raison d’exister que son existence passée et l’exaltation têtue de trois des plus grandes religions du monde.

Aussi les causes anciennes retrouvent-elles toute leur force. Pour le peuple juif renaissant en Palestine, Jérusalem redevient, presque fatalement, un foyer de pure intellectualité.

Ailleurs, les moissons, les usines. Ici, l’Université.

***

Et quel décor ! Le jour de l’inauguration, nous avons pris place sur les gradins d’un vaste amphithéâtre creusé à même le calcaire blafard de la montagne. La pente est si roide que l’estrade officielle s’appuie sur de longs échafaudages, implantés dans la terre fuyante. Sous nos yeux, cinquante kilomètres de désert, mais un désert calciné, grandiose, chaotique, dévalant vers le gouffre lointain de la Mer Morte. Et par moments, un troupeau de moutons noirs erre au loin, sous la conduite de son pâtre bédouin, comme un nuage lent de petits insectes.

A l’endroit où nous nous tenons, Alexandre le Grand découvrit le panorama de Jérusalem et décida d’épargner la ville sainte. C’est le mont Scopus.

Quelques centaines de mètres au-delà, toujours sur la même ligne de sommets, un minaret, celui de la mosquée édifiée par les musulmans sur le lieu de l’Ascension. C’est le Mont des Oliviers. Jérusalem est derrière nous, cachée par la crête de l’amphithéâtre.

Le service d’ordre est assuré par de jeunes volontaires sionistes, vêtus de blanc et de bleu pâle. Les couleurs de David sont aussi celles de Jeanne d’Arc. Ces toiles candides clapotent au vent et paraissent frêles auprès des uniformes noirs ou kakis, des ceintures rouges, des puissantes buffleteries, des tchalpaks de peau de mouton, de l’air farouchement circassien de la gendarmerie palestinienne.

***

Sur une sonnerie de trompette débouchent, face à face, deux cortèges. Deux cavas précèdent celui de droite. Apparition des Mille et une Nuits. L’un est nègre, l’autre blanc, tous deux follement enturbannés, robes de pourpre et d’or, longues cannes à pomme d’argent. Ils se tiendront, pendant toute la cérémonie, magnifiques, stupides et immobiles, de part et d’autre de la tribune. Derrière eux, le haut commissaire, en robe académique anglaise et sa suite.

L’autre cortège, plus irréel encore, comporte en première ligne quatre personnages : lord Balfour, en recteur de l’Université britannique, - le docteur Weitzmann, dans sa robe doctorale, - le grand rabbin du rite askenaz, haut, maigre, étroit, vêtu des pieds à la tête de sa longue barbe et de sa longue lévite noires, le chef enfoncé dans un triple turban de superbe fourrure sombre, enfin le grand rabbin du rite sepharda, petit, blanc, gras, vêtu de mille couleurs éclatantes, oiseau de paradis. Et derrière eux quatre, les délégations académiques du monde entier.

Ce qu’ils ont dit tous, je n’en sais trop rien. Épuisés par trois heures de discours, le soleil, le vent et le froid, les assistants eux-mêmes ne les écoutaient plus. Nous regardions, sur les pentes nues et brûlées, les cavaliers de la police montée faire de la lance, la chasse aux curieux trop indiscrets, et se livrer, parmi les rochers et le sable, à des fantasias étourdissantes. Nous regardions les vapeurs de la Mer Morte virer du rose au violet, du violet au bleu. Et tandis que mille klaxons d’autos couvraient par moments la voix des orateurs, nous tracions, dans notre esprit, le triangle sioniste.

Sur la plaine côtière, la grande ville d’industrie, le port de commerce. Et c’est Tel-Aviv, puissamment matérielle.

Dans la plaine d’Esdrelon, les moissons de blé et de justice sociale. Et c’est l’Emek, puissamment fraternelle.

Au sommet de cette Judée inhumaine, mais flambante de spiritualité, la maison de l’esprit.

CE QU’EST LA NOUVELLE UNIVERSITÉ DE JÉRUSALEM

A bord du paquebot qui nous amenait à Alexandrie, les messages de sans-fil avaient de quoi impressionner les plus résolus :

« En prévision des troubles graves que va provoquer l’inauguration de l’Université juive de Jérusalem, des mesures d’ordre particulièrement sévères ont été prises par les autorités britanniques. Sur le parcours du cortège, de hautes palissades de bois sont construites, garnies de meurtrières où sont disposées des mitrailleuses ».

Je n’exagère rien. Tous les postes de sans-fil ont reçu de pareilles dépêches aux environs du 25 mars. Tous les passagers du Général-Metzinger les ont lues. Qui, en France, a pris la responsabilité de propager de pareilles sornettes ?

Je vous ai décrit, dans ma dernière lettre, la route du Scopus. Vous n’y avez trouvé ni palissades ni meurtrières ni mitrailleuses.

Le mercredi 1er avril, nous avons refait le même trajet en plein jour. L’inauguration avait lieu après déjeuner. On a parlé, depuis, en France, de tanks, d’automobiles blindées. Il paraît que lord Balfour n’a pu circuler que sous la protection des fusils.

En réalité, rien n’a jamais donné mieux l’impression d’un paisible jour de fête publique. Par tous les sentiers, le long de toutes les pentes rocheuses, d’actives fourmis, sorties de Jérusalem, faisaient, par milliers, l’ascension du mont Scopus.

Assurément, un journal arabe, organe du Comité Exécutif arabe de Palestine, a paru encadré de noir. Mais je vous prie de considérer qu’à la même heure, à travers toutes les communautés juives orthodoxes du monde entier, les Israélites antisionistes avaient décrété un jeûne de pénitence de trois jours, pour protester contre l’installation de la science laïque et moderne aux portes de la ville sainte.

Jeûne des orthodoxes juifs, deuil officiel d’un bureau politique arabe, l’une et l’autre de ces manifestations sont demeurées bien discrètes et anodines.

Elles n’ont pas empêché le Grand Rabbin de Jérusalem d’ouvrir la cérémonie en personne par un long discours en hébreu, ni une délégation de chefs arabes d’y participer officiellement.

Je pousserai même mon indiscrétion de témoin jusqu’à vous raconter que l’assistance sioniste fit une ovation aux chefs arabes et accueillit beaucoup plus fraîchement l’homélie un peu longuette du rabbin. Mais ceci a ses causes. Nous en parlerons un autre jour.

L’Université... Il n’y a pas que des musulmans ou des catholiques pour en dire du mal. A Paris même, en avril, un groupe d’activistes juifs a dénoncé « le bluff de l’Université », les périls politiques de cette création.

Qu’est au juste l’œuvre qu’on a inaugurée devant nous ? J’ai essayé de le voir et de le savoir.

Si c’est ce petit cube de pierres qu’on nous a conviés à venir inaugurer, il était superflu de déranger des « hommes représentatifs » du monde entier, de soulever des questions politiques brûlantes, et de remplir de tapage la presse des cinq continents.

C’est qu’il s’agit d’inaugurer bien plus qu’un fait : une idée.

Cette idée, c’est que, dans un pays moderne, la culture intellectuelle compte autant que la richesse commerciale ou la force politique.

Cette idée, c’est aussi que le rêve sioniste ne se limite pas à organiser des colonies de secours, ni un vaste asile de charité pour les Israélites malheureux.

Il entend reprendre à son compte la vieille parole palestinienne : Mon royaume n’est pas de ce monde.

Les sionistes savent que le peuple juif de Palestine sera longtemps hors d’état de fournir à l’Université nouvelle son contingent de professeurs et son public d’étudiants. Mais puisque les Israélites sont disséminés parmi les nations, l’ambition est de leur fournir, ici, un lieu de contact spirituel.

Les sionistes comptent qu’il ne sera pas un savant juif qui refusera de venir donner quelques semestres d’enseignement à Jérusalem, comme nos professeurs français sont conviés à le faire à Harvard ou à Varsovie. Et ils espèrent que tout étudiant juif complétera son cycle d’études par un séjour sur le mont Scopus.

Voilà ce que j’ai pu arriver à savoir. Je vous l’ai dit : Nous inaugurons moins une Université que l’idée platonicienne d’une Université.

Bluff ? Les dirigeants du Sionisme sont des réalistes imbus des méthodes américaines. Le « lancement » de l’Université est un chef-d’œuvre de publicité. Quelques esprits délicats s’en offusquent. Ils auraient aimé que les cours précèdent les discours et qu’il y eût ici des professeurs avant les orateurs.

On est très malicieux, en Palestine ; la Palestine est un bouillon de culture pour l’ironie juive. Vous connaissez ce scepticisme d’une nature si particulière, qui empêche d’être dupe et n’empêche pas d’agir avec autant de passion que si l’on n’était pas dupe.

Un des organisateurs de ces cérémonies me disait : Vous savez bien qu’il nous faut parler d’une chose pendant dix ans avant de la faire. Mais au bout de dix ans, elle est faite.

Si, dans dix ans, l’Université de Jérusalem existe, ce sera peut-être qu’on en aura beaucoup parlé.

UNE PAROLE SUR L’UNIVERSITÉ DE JÉRUSALEM

Tous ceux qui ont assisté à l’inauguration de l’Université de Jérusalem, gardent précieusement devers eux un souvenir. Ce souvenir est une image, et cette image le symbole même de ce qui fut fait ce jour-là.

Nous avions pris place sur les gradins d’un vaste amphithéâtre, creusé à même le calcaire blafard de la montagne. La pente était si roide que l’estrade officielle, édifiée à l’emplacement où se serait trouvé le chœur antique, au fond de l’entonnoir formé par l’amphithéâtre, devait s’appuyer sur de longs échafaudages implantés dans la terre fuyante. Et cette terre fuyait d’une seule coulée jusqu’à la Mer Morte dont la surface miroitait douze cents mètres sous nos pieds, dans le gouffre tropical où elle dort et s’évapore.

Sous nos yeux, dix lieues de désert, de désert calciné, grandiose, chaotique. Un paysage lunaire. Une convulsion de la nature surprise et figée sous nos yeux comme un gigantesque exemple tiré d’un traité géologique. Une charnière de la terre, à l’état de nudité, sans un arbre, sans une herbe. Et, par moments, un troupeau de moutons noirs, errant au loin, dans la poussière, sous la conduite de son pâtre bédouin, comme un nuage de petits insectes.

A l’endroit même où nous nous tenions, Alexandre le Grand découvrit le panorama de Jérusalem. A peu de distance, sur la même ligne de sommets, un minaret, celui de la mosquée édifiée par les musulmans sur le lieu de l’Ascension : le Mont des Oliviers.

Assis sur le dernier gradin de l’amphithéâtre, je n’avais qu’à tourner la tête pour plonger mes regards dans la cuvette où Jérusalem est construite. La coupole de la Mosquée d’Omar marquait l’emplacement du Moriah, la pierre sacrée où Abraham monta sacrifier son fils Isaac.

Ainsi tout, climat, décor, pays, histoire, population, exprimait l’Orient. Et quel Orient ? Celui où l’origine du peuple juif se confond avec celle de tous les pasteurs nomades du désert, où nous trouvons Abraham sous sa tente, Booz dans son champ, celui où les premières légendes de l’Évangile sourdent comme les fontaines naturelles d’un sol tout imbibé de divin. L’Orient enfin de l’Islam, dont Jérusalem est une des trois villes saintes. Point unique du monde, où convergent, d’où divergent, les trois grandes religions du Proche Orient.

Et quand je tournais les yeux vers l’estrade, j’y voyais tout à coup un petit groupe d’hommes perdu dans cet immense espace. Ces hommes arrivaient, eux, de tous les pays de l’Occident et de l’extrême Occident, jusqu’à l’Amérique. Tous les costumes universitaires d’Allemagne, d’Angleterre, des États-Unis, de Hollande et d’Italie, toutes les robes et tous les bonnets de docteurs voisinaient là, sans oublier l’humble veston auquel se reconnaît le professeur français et que M. Charles Gide portait avec ce mélange d’autorité, de foi, et de superbe indifférence que nous admirons en lui.

Tous ces professeurs, mélangés aux diplomates et aux militaires représentaient par délégation la science, c’est-à-dire cette passion de la recherche, cette soif de savoir, cette volonté de découvrir qui sont la marque même de l’Occident. C’est-à-dire encore, ce qu’on a appelé l’humanisme. Et l’humanisme n’est pas autre chose que l’intelligence humaine soulagée d’un long cauchemar de théologie et qui s’élance à la conquête de l’universel par le chemin de la compréhension.

Qu’est-ce donc que venaient faire ces Occidentaux dans ce cadre oriental, puisque l’Orient, à le prendre en contraste avec l’Occident, pourrait se définir : un effort d’atteindre à l’universel par la voix du cœur, par le contact des sensibilités, par l’émotion, par l’extase. Quel était ce rêve absurde d’enraciner la méthode de pensée, la technique intellectuelle occidentale, sur ce mont Scopus ?

En réalité, toutes les tentatives faites jusqu’ici pour acclimater la science européenne dans un autre monde que celui où elle est née ont échoué. Un grand Orientaliste vient d’écrire : « On croit volontiers, dans les cercles hostiles à l’Occident, qu’il suffit d’emprunter à l’Occident ses procédés techniques pour l’imiter, l’égaler et rivaliser avec lui. C’est une erreur qui pèse aujourd’hui lourdement sur le monde. Les sciences occidentales sont solidaires de l’humanisme occidental ; elles sont nées avec lui, elles ont grandi avec lui, elles sont inséparables de lui ; de part et d’autre, c’est la même attitude de l’esprit en face de questions d’ordre divers. La foi dans l’observation et dans l’expérience qui soutient un Galilée et un Pasteur, n’est pas un phénomène isolé qui se manifeste par hasard ; elle procède d’un système de vie social qui la prépare et l’entretient ; ni l’empirisme chinois ni la rêverie hindoue, ni le fatalisme musulman n’ont chance de la susciter ».

Alors, je répète ma question : Que venaient faire là sur cette colline mystique embaumée de légendes, baignée d’atmosphère orientale, ces professeurs ? A quoi prétend cette Université qu’ils inauguraient puisqu’aucune des nations d’Asie et surtout du Proche Orient, n’a encore su assimiler les méthodes de pensée de l’Europe ?

C’est qu’il est un peuple sans ressemblance avec aucun autre, je ne dis pas inférieur ni supérieur à tout autre, mais qui a réalisé ce prodige de traverser vingt siècles d’histoire sans se mêler ni se perdre !

Parti d’Orient, il a, par un long cheminement séculaire, atteint l’Occident, et parvenu là, à la, surprise générale, à sa propre surprise, il s’est montré aussi apte à connaître, à comprendre, à pratiquer les plus délicates disciplines de l’esprit scientifique qu’il se montre, dans le même moment parfaitement oriental, en bonnet de fourrure et en lévite noire, au pied du Mur des Pleurs.

Un critique a récemment baptisé ce peuple : l’occidental de l’Orient, l’oriental de l’Occident. Par là, le Juif remplit à merveille sa fonction, que j’aimerais à définir : celle d’un témoin universel, témoin passionné, certes, et actif, mais témoin avant tout, spectateur des autres et de lui-même...

La plus belle définition qu’on ait donnée du Mosaïsme est en même temps la plus humaine, c’est celle qui en fait une lettre de naturalisation universelle.

C’est pourquoi je vois, entre toutes les universités du monde le rôle, la place, la raison d’être de l’université de Jérusalem. Ce rôle, elle le jouera, cette place, elle la tiendra légitimement tant qu’elle demeurera, comme le peuplement juif lui-même en Palestine, en dehors des Nations, au-dessus des Nations, j’ajouterai même : en dehors et au-dessus d’une petite nation juive palestinienne.

Si tant d’hommes sont venus à elle de tous les coins du monde, avec confiance et avec espoir, c’est qu’aujourd’hui où nous sommes tombés dans le morcellement, le particularisme, le nationalisme, où l’esprit, le libre esprit lui-même est en train de se balkaniser, les yeux se dirigent ardemment vers tous les débris d’universalisme qui subsistent parmi les peuples, vers tout ce qui, en quelque endroit du monde que ce soit, nous parle d’unité et restitue le grand rêve de compréhension réciproque que - follement, peut-être - l’humanité ne cesse de poursuivre.

Jean-Richard BLOCH

(Europe du 15 juillet 1970, pages 93 à 131)