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1934 vu de 1919
Europe du 15 avril 1934, pages 558-567

Les anciens combattants espéraient en 1919 avoir contribué à changer le monde. Leurs espoirs ont été déçus. Le conflit attendu en 1919 réapparaît en 1934 avec quinze ans de retard.

Article mis en ligne le 19 septembre 2009

par Jean-Richard Bloch

Les anciens combattants espéraient en 1919 avoir contribué à changer le monde. Leurs espoirs ont été déçus. Le conflit attendu en 1919 réapparaît en 1934 avec quinze ans de retard.

1934 VU DE 1919

Europe, 15 avril 1934

Remuant de vieux papiers, je suis tombé sur un article que j’avais bien oublié. Il fait partie de toutes ces pages dénuées de vraisemblance immédiate, ces corps sans ombre que nous mettions au monde, il y a quinze ans, durant les semaines qui ont immédiatement fait suite à la démobilisation.

Parenthèse inoubliable, saison irréelle, suspendue dans le vide hors de la nacelle du temps. Époque peut-être unique dans l’histoire moderne. Nous remontions du Jehol, sanglants, dépouillés, nus comme des os. Beaucoup d’entre nous ne pouvaient admettre que le visage du monde ne dût pas changer tout à l’heure.

Nous n’arrivions pas à nous persuader que la société humaine fût devenue cette chose flottante, légère, dissonante, sans commune mesure avec notre récent passé de combattants. Nous nous obstinions à voir son visage à la ressemblance du nôtre, celui de Lazare ou de l’Enfant Prodigue bien plutôt que le joyeux fessier des patriotes de Bordeaux.

« Est-il imaginable », pensions-nous avec des élans et des naïvetés de prédicateurs, « que douze millions d’humains aient donné leur vie, que douze millions d’autres humains sortent des flammes, que cent millions d’hommes .et de femmes aient été pressés dans la grande Main comme une éponge de fiel, sans que celte combustion, celte nécrose intime n’entraînent leurs conséquences, leurs inévitables conséquences ? »

Nous n’avions pas tort sur le fond. Mais nous arrivions trop tôt, les conséquences devaient se montrer plus tard. Leur incubation a demandé quinze ans, - chez nous tout au moins.

J’ai souvenir, là-dessus, de certaines conversations avec Jacques Rivière et Gide, rue Madame, dans les locaux encore chétifs de la N. R. F. ressuscitante. Elles me donnèrent fort à penser.

Il était encore très éloigné de là où ses réflexions l’ont porté par la suite, Gide. Il s’apprêtait à faire son entrée dans l’oasis de la disponibilité. Pouvait-il songer à autre chose qu’à ce grand événement ? Toute sa vie antérieure était à la veille de faire voir sa signification, de : manifester son sens occulte, de révéler son unité aux yeux les plus malveillants. La terre promise, le paradis s’ouvraient devant lui. Je choisissais bien mon temps de venir lui vanter cette autre terre promise, lointaine, âpre, rocheuse, ce paradis second, cette civilisation de travail, cet ascétisme qu’il a su discerner par la suite... A l’époque, c’était prêcher le jeûne en carnaval.

Pourtant Jacques Rivière, si mal informé que l’eussent fait son éducation, ses préférences intellectuelles et les hasards de sa captivité, eut vent de ce qui mûrissait derrière l’horizon ; il écrivit son fameux essai sur la Décadence de la Liberté.

Quelques-uns d’entre nous savaient tout cela de longue date. Ces idées parurent neuves à une foule de gens. Trop neuves. On les oublia. On ne devait y revenir que dix ans plus tard. Un des mérites éminents de Jacques Rivière aura été dans cette grande honnêteté d’esprit par laquelle il savait s’affranchir de son milieu, de son époque, et tenter, fût-ce avec tristesse et dégoût, une approche de la réalité.

Loin d’être désobligeant pour Gide, cela doit contribuer, je pense, à lui donner ses proportions véritables.

Le chemin qu’il a parcouru, dans ces quinze années, et dont le Congo devait marquer la première étape, formera le plus grave et le plus rare de sa course spirituelle. Au moment même où l’esthétique de sa génération et de sa jeunesse triomphait par lui et en lui, il entreprenait le voyage qui devait l’éloigner, des positions conquises. Il a renoncé le fruit de ses vingt premières années de lutte. Ennemi de son repos, il a préféré le risque à l’influence et le mouvement à l’immobile renommée. En ce temps- là, il-voyait en moi un illuminé dangereux.

1919...

Comme l’ancien combattant se trompait sur ce qu’était ce temps-là en vérité !

Age essoré, âge purifié par le feu et la douleur, telle en était l’idée absurde qu’il rapportait des tranchées. (Il oubliait ses propres plongées dans l’arrière, ses propres relâchements entre deux épreuves.)

Dérisoire vainqueur de 1919, éreinté au physique et au moral, exténué de corps et d’âme, fourbu, rendu ! Le démobilisé ne songeait qu’à retrouver au plus vite sa femme, son champ, son bien, son argent. Et la patiente pensée des autres, des habiles, des embusqués, n’allait qu’à profiter de celle lassitude et de cette démission pour rendre durables et permanentes ces quatre années d’affaires merveilleuses, et de ribouldingues énormes.

Pensez donc ! Durant que nous nous faisions casser la gueule là-haut, on avait fait derrière nous une découverte inouïe. On avait découvert que tout était possible. Facile. Licite. Que dis-je ? Utile, nécessaire, indispensable à la patrie, et, les odeurs les plus fétides, on avait appris qu’elles étaient aussi agréables aux narines de Dieu que la graisse des holocaustes. Tout. Le galon. Le pognon. La chemise. Et le cul.

Le syndicat des gros bénéficiaires de la victoire, France, Angleterre et Amérique, prit passage, de compagnie, sur le paquebot Prosperity. Vogue la galère pour l’Eldorado ! Shéhérazade se réveille sous le ciel californien, Lewis se jette à l’eau pour conquérir la glissante Irène sous les sunlights, et la mer où ils s’ébattent est dûment brevetée.

En route pour dix années de business et de cuisses ! Monmartre cligne de l’œil à Hollywood, la Bourse à Wall Street. Tu n’as ni métier ni instruction ? Tu te sens un poil dans la main et tu es décidé à ne pas te contenter de moins de cent billets, la première année ? Loue un bureau dans un building neuf, engage une jolie dactylo, fais visser sur ta porte une plaque d’aluminium où ton nom, légèrement américanisé, sera suivi d’un seul titre, celui qui les contient tous, REPRÉSENTANT, et vends n’importe quoi en prélevant de courtage quarante ou quatre cents pour cent. Je te garantis ta Buyck dans les six mois. L’âge des faux monnayeurs a commencé ! Et ne va pas craindre la lassitude, l’inquiétude, la rencontre de toi-même ! Tout reste ouvert la nuit.

Anthinéa, Le Bœuf sur le Toit, Train Bleu, Judith, la Madone des Sleepings, Jérôme, pêle-mêle, le meilleur et le pire côte à côte, étiquètent les flacons amusants où le parfumeur à la page nous vend notre véronal. Qu’elle est mignonne, la petite tabatière de platine où nous conservons notre provision de coco !

Hourra ! En avant pour reconstruire la Zone Rouge ! Qu’est-ce que Stawisky, je vous le demande, auprès des Régions Libérées, auprès d’Oustric et de tant d’autres ? Bast ! Le XXe siècle est au fric. Du reste le Boche paiera. S’il ne paie pas, eh ! bien ! le Français paiera pour deux. Il est si brave garçon, le Français ! Un peu radin, mais plein aux as ; et quel bon coyon !

Voilà quelques-uns des facteurs que le démobilisé de janvier 1919 oubliait d’envisager. Il sortait de son trou et clignait des yeux aux devantures trop éclairées du nouveau siècle.

Et voilà pourquoi le lecteur trouvera, dans les premières lignes du texte qu’il va lire ci-dessous, quelques expressions de nature à le surprendre. Je pense en particulier à la phrase où je parlais alors du « déroulement presque vertigineux des événements ».Elle date de 1919, celte phrase, et ce n’est qu’en 1934 qu’elle trouve son application à la réalité française.

Cette erreur, ce décalage de quinze années entre la prévision et le fait constituent, je crois, une des seules inexactitudes qui entachent l’article où je voulais attirer l’attention sur le rôle des factions armées dans la décomposition du régime.

Entre ces deux dates, 1919 et 1934, quelque chose a pris place que j’avais omis dans mes prévisions : la monumentale inflation cérébrale, sexuelle et pécuniaire dont nous relevons à peine. Jetez le pont par-dessus cet abîme de mensonges puants et ineptes, et vous admettrez que ce que je disais en ce temps-là retrouve, à la lumière de ces mois-ci, une certaine actualité.

Le démobilisé que j’étais commettait une seconde erreur encore. Il ne prévoyait pas que les anciens combattants allaient transformer leurs cinquante-quatre mois de misère en un capital, en une tontine, dont ils se feraient les économes diligents ; qu’ils placeraient leurs souvenirs, leur sang, leur gale, leurs poux, leur tuberculose, leurs moignons et leur bonne syphilis en rente viagère ; je n’avais pas prévu que l’ancien combattant réduirait ses Unions, ses Fédérations, ses Associations, cette puissance formidable, en une espèce de Mutuelle destinée à faire fructifier les misérables petits droits qu’on lui donnait à ronger afin qu’ il se tût.

Ici encore, il aura fallu attendre quinze ans pour que l’ancien combattant se réveille de son anesthésie et comprenne. Hiver de 1934 - date critique, charnière essentielle !

Quelqu’un me disait l’autre jour : « Enfin les Français se remettent à bien aimer... et à bien haïr. »

En 1919 Romain Rolland était, lui aussi à sa façon, loin des positions qu’il est venu occuper par la suite. Il n’avait pas encore fait tout le chemin qui, de son pacifisme héroïque et de son anti-impérialisme, devait l’amener au point où il est à présent.

Lorsque l’article qu’on va lire parut dans La Vie Ouvrière du 27 août 1919, il m’écrivit néanmoins pour me témoigner sa chaude approbation.
C’est une des circonstances innombrables où j’ai trouvé ce grand esprit capable de tout embrasser, fidèle à lui-même et à autrui. Il me permettra de lui dédier rétrospectivement cette anticipation.

GARDES BLANCHES

à Romain Rolland

« Que nous soyons entrés, depuis le 2 août 1914, en pleine phase pré-révolutionnaire, nul ne songe plus à le nier. Mais il y a un abîme entre croire à un phénomène par conviction sentimentale et se persuader de sa réalité par l’examen des faits.

Je désire aujourd’hui soumettre quelques-uns de ces faits aux lecteurs de La Vie Ouvrière. Ce sera, si l’on veut, comme des clichés prélevés au milieu d’une bande cinématographique ; dans le déroulement presque vertigineux des événements qui nous entraînent en ce moment d’un état du monde vers un autre état de ce monde, détachons au passage quelques témoignages caractéristiques.

Tout l’effort de la classe bourgeoise a consisté, au XVIIIe siècle, à prendre possession de l’Étal ; cette prise de possession une fois accomplie par la violence, la préoccupation essentielle de la bourgeoisie a été de concentrer entre les mains de cet État, qui incarnait si étroitement ses intérêts, la somme la plus considérable de puissance et d’autorité.

Trois grands pays ont ainsi réalisé chez eux la dictature du capitalisme : Grande-Bretagne, France et Allemagne.

Il serait facile de montrer comment, chez l’un comme chez l’autre, la lettre des Constitutions et la formation de l’esprit public ont conspiré à élargir la zone de respect mystique dont le jeune État bourgeois avait besoin de s’envelopper.

Lui qui était né de l’irrespect et de la critique acerbe, il a attribué de la majesté au pouvoir législatif, de la pompe à l’exécutif, de la puissance à la loi. L’enseignement de la morale civique a réservé à la loi la place que la morale religieuse accordait à la divinité. Il y a peu de temps encore, rien ne résistait à la force légale quand, sur l’ordre du législateur, l’exécutif la mettait en mouvement.

La concentration administrative sert les desseins de cette tyrannie. Elle subordonne étroitement à l’administration et à l’État tout ce qui, dans ces pays, veut respirer ou croître.

Ne semble-t-il pas que nous puissions découvrir l’avant- signe d’une révolution dans le fait qu’un seul de ces mécanismes omnipotents soit obligé de faire appel, pour se défendre, à une autre force qu’à la force de la loi ?

Voici la guerre finie ; elle laisse entre les mains de la classe maîtresse un matériel de coercition considérable : chars d’assaut, mitrailleuses, grenades, liquides et gaz, - ainsi qu’un personnel entraîné a en faire usage.

Aux premiers grondements de l’insurrection [1] , à quel spectacle assistons-nous ? L’État essaye de faire avancer sa garde, c’est-à-dire sa police, et il la fait soutenir pas son armée, convenablement excitée, vigoureusement encadrée.

Le premier choc lui révèle que sa police n’est plus sûre et que son armée est entamée par la propagande révolutionnaire. C’est là, par ailleurs, l’avertissement que lui donnent l’écroulement de la Russie tzariste et celui de l’Allemagne impériale ; aujourd’hui, en Angleterre, la police a fait grève : à Paris, pendant la journée du 1er mai, l’infanterie a pris une attitude qui la fit acclamer par les grévistes.

Un des premiers résultats de la guerre est que la dictature capitaliste sent branler dans le manche le fort outil de la répression légale. Elle va chercher une autre arme. Cette autre arme est d’une nature telle qu’on peut voir, dans son emploi, la fin de l’État sous sa figure actuelle.

Subitement convaincu de son impuissance à réprimer la révolution par la mise en jeu des forces qui lui ont suffi depuis tant d’années (deux siècles et demi, en Angleterre ; cent ans en France), l’État ne voit de salut qu’à dresser la contre-émeute devant l’émeute, la contre-révolution sur le chemin de la Révolution.

Défenseur attitré de l’ordre public, il va faire appel à l’insurrection. Protecteur des formes légales, il va recourir aux pratiques de l’assassinat politique et de la terreur blanche.

Le Temps du 31 juillet apporte aujourd’hui une précieuse contribution à cette étude (voir également un article sur l’Espagne dans Le Libertaire du 27 juillet). A Barcelone, l’agitation syndicaliste avait pris des proportions inquiétantes pour le gouvernement. Suivant une tactique de combat susceptible d’être utilisée dans d’autres pays d’une façon que j’estime féconde, les syndicats professionnels avaient formé, pour l’action, un syndical unique, sorte de soviet régional, imbu d’un vif esprit révolutionnaire [2] .

Pour répondre à ce danger, les forces de police étaient insuffisantes. La troupe fut demandée et la ville occupée militairement ; au bout de deux mois de « garnison », l’armée fut gagnée par la contagion révolutionnaire. Les militants déclaraient qu’ils ne la craignaient plus et qu’elle ne marcherait pas.

C’est alors que l’Étal bourgeois a porté son attention sur les Somatenes. Ce sont des gardes blanches, comme il s’en est formé en Finlande, en Allemagne, en Autriche. Elles sont aujourd’hui officiellement organisées, reconnues, et comptent plus de dix-huit mille combattants dans la seule ville de Barcelone.

A leur tête, le gouvernement a placé un général. Chaque rue a un caporal somaten qui a quarante hommes sous ses ordres. Les rues sont réunies par quartiers, les quartiers par arrondissements. La municipalité a couvert la moitié des frais de l’armement et fournit des automobiles aux corps de patrouilleurs. Des unités automobiles sont destinées à se porter rapidement sur les points menacés ou bien à assurer le ravitaillement dans le cas d’une grève générale. Un réseau téléphonique est entre les mains des somatenes qui se vantent d’avoir réussi à briser la grève générale du dernier printemps.

Devant les heureux effets de cette organisation, le gouvernement tente de l’étendre à de nouveaux centres, Valence, Saragosse, Séville et Madrid.

Ces gardes blanches ne semblent pas se borner à cette activité publique. En réponse à de certaines agressions dont la bourgeoisie se plaignait, on commence à ramasser, sur les routes de Catalogne (Temps du 5 août), des cadavres d’ouvriers percés de coups. « II n’y a guère de jours », dit le journal, « où l’on n’enregistre à Barcelone un crime social ».

Un député catalan a reçu de Suisse et d’Italie des demandes de renseignements sur l’organisation de ces gardes blanches.

Il y a un pays où la bourgeoisie n’aura pas besoin des directives espagnoles. Je veux parler des Etats-Unis.

Là non plus, pour lutter contre l’action révolutionnaire des Industrial Workers, l’État capitaliste n’a osé se fier à sa police ni à sa milice nationale ; on a vu se dresser autour de lui le même rempart de. gardes blanches, sous le nom de « Comités de Vigilants ».

L’entrée en guerre des États-Unis et la propagande ultra pacifique des Travailleurs Industriels du Monde armèrent les Comités et les lancèrent à travers toute l’Amérique comme des bandes sanguinaires, insatiables de carnage et avides de répandre la terreur autour d’eux. Ces bandes pourchassèrent les révolutionnaires et les abattirent comme des fauves ; les membres des Comités de Vigilants cherchaient même à les capturer vivants afin de les soumettre à des tortures raffinées. De la sorte, ils pouvaient dire : Nous avons lynché ces hommes, c’est vrai ; mais ce ne fut qu’après qu’ils eurent avoué leurs crimes.

Des militants, comprenant qu’ils étaient en but aux poursuites des Comités, cherchèrent un asile dans les prisons. La police elle-même, voulant faire respecter la loi et réprouvant l’action des lyncheurs, emprisonna tous les Industrial Workers qu’elle jugeait menacés. Mais les Comités se portèrent en masse vers les prisons, obligèrent les gardiens à se rendre, pénétrèrent dans les geôles et s’emparèrent des victimes convoitées qu’ils torturèrent et tuèrent à leur façon. C’est ainsi que périt le camarade Little, le vétéran des grandes grèves du caoutchouc et membre du Comité central de l’Unionisme industriel...

J’emprunte le tableau de ces événements au récit qu’a publié dans ce journal un collaborateur canadien de La Bataille, hostile pourtant aux Industrial Workers.

Comités de Vigilants aux États-Unis, Somatenes en Espagne, Gardes Blanches en Finlande, en Bavière et en Autriche, triple aspect d’une seule et même situation politique. C’est l’appel de détresse lancé par la dictature capitaliste aux forces insurrectionnelles de la contre-révolution.

Il est naturel que ces organismes de combat se développent d’abord dans les pays où cette dictature n’a pas achevé sa concentration politique (comme les États-Unis ou l’ancienne Russie), dans ceux où elle n’a jamais réussi à la réaliser complètement (comme l’Espagne), ou bien enfin dans ceux où la défaite a détruit les effets de cette concentration (Allemagne, Autriche).

II est également naturel que ces organismes n’aient pas encore eu lieu de se manifester avec évidence dans les pays où la concentration des pouvoirs est établie de longue date sur des bases solides, et où la victoire l’a consolidée, comme la France et l’Angleterre.

Cependant, jusque dans ces deux paradis du capitalisme, nous voyons poindre des symptômes de même nature.

A Liverpool (Temps, du 5 août), pendant la grève des policemen, un corps de citoyens volontaires se forme et charge la foule. A Paris, il se crée sous nos yeux cette Association des Anciens chefs de Section qui proclame son intention d’être la garde blanche de la bourgeoisie française. Elle réunit déjà plusieurs milliers de membres sous les ordres du condottiere suisse Binet-Valmer ; elle a certainement un programme général et un plan d’action pratique ; ni les armes ni les ressources ne lui manqueront, on peut en être certain.

Ainsi se dessinent peu à peu devant nous quelques-uns des aspects que va prendre la lutte révolutionnaire.

A la place de l’ancien choc prévu entre les insurgés d’une pari et l’armée de l’autre, nous assisterons plus probablement à une guerre civile entre deux factions [3] .

L’État démuni de ses moyens ordinaires d’oppression légale se retirera en apparence de la lutte et livrera la rue aux violences des partis. Le parti de l’ordre entreprendra ainsi de précipiter le pays, de sang-froid, dans les convulsions intestines.

Nous sommes à la veille de nombreuses décades de troubles au cours desquelles la bourgeoisie s’accrochera désespérément à un régime qui lui assure la jouissance des richesses de ce monde.

Quel Dante surgira pour immortaliser celte nouvelle extermination des guelfes et des gibelins, dont nous et nos enfants allons être les témoins, les acteurs et les victimes ?

La dictature capitaliste soutiendra évidemment ses gardes blanches de toutes ses forces et de toutes ses ressources. Mais l’heure viendra aussi où elle commencera à redouter l’influence de tel condottiere, de tel chef de bandes. L’heure viendra où, grisée par quelques victoires occasionnelles, les Gardes Blanches essayeront de confisquer cet État qu’elles auront cru sauver. Ce sera l’heure des pronunciamentos. Terrés au fond de leurs Élysées, de leurs Chambres de Communes ou de leurs Maisons Blanches, les grands chefs démocrates appelleront en sous-main à leur secours les gardes rouges décimées [4] .

Les luttes de la Commune, de l’Affaire Dreyfus ou de Spartacus apparaîtront comme de bien pauvres épisodes auprès de cette terrible guerre civile ; et des pierres aussi illustres que celles d’Ypres, d’Arras ou de Reims pourront bien s’écrouler à leur tour, victimes de la plus grande des révolutions sociales.

Mon but, en écrivant ces lignes, n’a pas été de me livrer à des anticipations d’ordre sentimental. Frappé par un symptôme de déchéance des gouvernements capitalistes, j’ai tenu à attirer l’attention de nos camarades sur ce phénomène ; il en fait présager d’autres d’une importance extrême. »

JEAN-RICHARD BLOCH

(COMMENTAIRES, Europe 15 avril 1934, pages 558-567)